Benoît Cauvin y soutient la thèse que l'article et le livre de Wharton Hood « constituent probablement la première pierre fondatrice de l'ostéopathie moderne. » À entendre notre confrère, l'ostéopathie ne serait que du reboutement ! Il indique même un peu plus loin que grâce au livre de Wharton Hood, « Le modèle ostéopathique commence à prendre forme », et n'hésite pas à attribuer au livre de Wharton Hood – et donc à Hutton – la véritable paternité de l'ostéopathie. Provocation ? Ignorance ? Ou plus simplement argumentation destinée à justifier une pratique ?

Pour justifier son point de vue, il évoque le fait que Still ne donne aucune piste permettant de connaître la source de son savoir-faire de rebouteux – ce qui est vrai – et surtout la concomitance de dates entre la parution du livre de Wharton Hood (1871) et la proclamation par Still de la naissance de l'ostéopathie (1874). B. Cauvin, également, n'hésite pas à suggérer que cela expliquerait que le seul témoignage direct de la pratique de Still soit la fameuse vidéo où Still traite une épaule (technique proche de celle décrite par Wharton Hood à la page 85 de son livre). 

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Vidéo de Still traitant une épaule. Ouvrir en cliquant

Il termine son propos enfin, en trouvant « étonnant qu'un des élèves de Still raconte que le Maestro avait toujours un exemplaire du livre de Wharton Hood dans la poche de son veston. » Outre le fait que l'utilisation ici du terme Maestro soit tout à fait persifleuse, il ne prend pas la peine de nous dire de quel élève il s'agit ni d'où il tient cette affirmation. Or nous savons que parmi ses anciens élèves, Still ne comptait pas que des amis et que les propos diffamatoires à son encontre ont fleuri, déjà à son époque.

Ostéopathie versus étiopathie

Cet article montre à l'évidence, et en plusieurs endroits que B. Cauvin ne connaît pas l'histoire de Still et ne s'est pas donné la peine de l'approfondir. Il se situe en droite ligne des affirmations mensongères de Christian Trédaniel qui, dans son livre Histoire du reboutement, présente l'étiopathie, dont il est le fondateur, comme héritière moderne du reboutement et de la chiropraxie et, reniant son propre héritage, n'hésite pas à évoquer Still, le fondateur de l'ostéopathie, comme « illettré et charlatan notoire, » (p. 231) affirmant également, sans aucunement fonder ni prouver son propos que : « Still ne savait probablement pas écrire. » (p. 180). Outre que cette affirmation est en totale contradiction avec les faits historiques, avec le système méthodiste si pointilleux sur l'éducation, et avec les nombreux textes autographes de Still, elle ne laisse pas de nous inquiéter quant aux capacités de jugement et de discernement d'un auteur capable d'affirmer de telles sornettes avec pareil sang-froid. Il est vrai que Still n'a pas eu son baccalauréat. Cela n'existait pas dans le Middlewest américain du XIXe siècle. Et qu'en est-il à ce propos de presque tous les rebouteux de cette époque, dont la plupart étaient effectivement illettrés, ce qui ne les empêchait pas de posséder des dons et d'en faire profiter leurs congénères ?

En écrivant ces sornettes, Christian Trédaniel (1998), pouvait-il imaginer que quelques trois années plus tard, en 2002, les étiopathes français – en tout cas ceux formés en Suisse –, changeraient de nom pour se rebaptiser « ostéopathes » ? Étonnant non ? Voilà une faille de cohérence difficile à gérer. Évidemment, lorsqu'un héritage alléchant se présente, prétendre que le bienfaiteur est débile, permet de s'approprier la manne sans vergogne, ni remords ni scrupules... Mais, s'il est vrai que, comme le dit Philippe Geluck, que « Pour être le meilleur, il suffit parfois que les autres soient moins bons, » est-il indispensable de décréter que les autres sont débiles pour se sentir meilleur ?

J'aimerais donc reprendre quelques points essentiels et les développer à la lumière des connaissances (référencées) sur Still et sur l'histoire de l'ostéopathie que semble négliger (ou ne pas connaître) B. Cauvin.

Still et le reboutement

Dans Naissance de l'ostéopathie, Carol Trowbridge nous fait remarquer que « la source du savoir de Still concernant le reboutement est obscure. » (Trowbridge, p. 192). Cependant, elle fait également remarquer que l'« On rencontrait beaucoup de rebouteux itinérants dans la campagne américaine, mais l'ancien art n'avait pas encore été institutionnalisé. Ainsi, le savoir du rebouteux se transmettait-il dans les familles de génération en génération. Les plus fameux furent les Taylor, d'origine anglaise et en Amérique, les Sweet de Rhode Island. » (Trowbridge, p. 192).
Elle évoque également Hutton et Wood, mais sans prétendre que leur influence ait été déterminante sur le développement de l'ostéopathie. Il est donc fort probable que Still ait appris le reboutement auprès de praticiens qu'il a pu rencontrer et côtoyer, indépendamment de Hutton. Pourtant, B. Cauvin suggère que Still aurait tenu sa connaissance du reboutement du seul livre de Wharton Hood sur Hutton (parution 1871). Et il établit une corrélation avec la déclaration de Still, datée de 1874 dans laquelle il affirme :

« Ma science ou ma découverte naquit au Kansas à l'issue de multiples essais, réalisés à la frontière, alors que je combattais les idées pro-esclavagistes, les serpents et les blaireaux puis, plus tard, tout au long de la guerre de Sécession et jusqu'au 22 juin 1874. Comme l'éclat d'un soleil, une vérité frappa mon esprit : par l'étude, la recherche et l'observation, j'approchai graduellement une science qui serait un grand bienfait pour le monde. » (Autobiographie, p. 73-74).

Trois ans pour apprendre le reboutement et y devenir un maître, n'est-ce pas un peu court ? D'ailleurs, Trowbridge nous dit, dans Naissance de l'ostéopathie, que c'est bien plus tard (à partir de 1883) « qu'il commença d'incorporer à sa pratique l'ancien art du reboutement. [...] À partir de cette année-là et jusque vers 1890, Still se présenta comme « rebouteux éclair » (lightning bonesetter), parcourant le pays avec ses fils, chacun trimbalant un sac d'os servant d'aide visuelle pour l'instruction. Au commencement, il traita les patients sans but précis jusqu'à ce que petit à petit, une marche à suivre fût développée.  » (Trowbridge, p. 192).

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La carte professionnelle de Still à l'époque où il se présentait comme rebouteux

Enfin suffit-il de lire un livre, aussi bon soit-il pour devenir un excellent rebouteux ? Évidemment non, et j'espère que la formation de Benoît Cauvin ne s'est pas faite ainsi... Il faut de la pratique, guidée par un ou plusieurs maîtres. Et Still n'a jamais rencontré Hutton. Donc, si nous ne savons pas de qui il tient son savoir-faire de rebouteux, nous pouvons être certains qu'il ne le tient pas de Hutton, mais bien plutôt de plusieurs praticiens rencontrés au décours de ses nombreuses pérégrinations dans les territoires du Middlewest américain, voire des chamanes indiens qu'il a côtoyés pendant plusieurs années à la mission de Wakarusa. Et le fait qu'il « ait toujours un exemplaire du livre de Wharton Hood dans la poche de son veston » (affirmation non référencée) prouve tout au plus qu'il appréciait le livre de Hood, suffisamment pour s'y référer souvent, rien de plus.

Quelques incohérences

Les hanches

À un moment de son article, Benoît Cauvin parle de Hutton et, à propos du traitement des hanches, dit ceci : « Wharton dit se méfier particulièrement des coxo-fémorales (que Mr Hutton prenait peu en charge). » Si nous admettons que Still ait tenu tout son savoir-faire de Hutton, comment se fait-il alors qu'au chapitre 8 de son Autobiographie, il évoque son travail sur les hanches :

« J'ai vu dix sept hanches en un jour. [...] J'ai traité trois hanches en présence du Dr. W. O. Torrey, ex président du comité pour la santé de l'état du Missouri. Il avait diagnostiqué les trois cas comme étant une dislocation complète de la tête du fémur. Il me chronométra et je réduisis les trois hanches en quatre minutes et quinze secondes, lui étant l'expert avant et après les opérations. » (Autobiographie, p. 91).

Le craquement

Citons B. Cauvin : « La personne est restée paralysée sur la table après avoir entendu un bruit articulaire et est décédée trois jours plus tard. C'est à partir de ce moment qu'une aversion pour le crack articulaire a été relayée dans le monde médical de l'époque. » Ainsi, cette mésaventure consécutive à une mauvaise intervention serait, à elle seule, à l'origine de l'aversion pour le crack articulaire ? Un peu de sérieux M. Cauvin ! Cette aversion est la conséquence de nombreux accidents répétés au cours de l'histoire et en bien des lieux différents, pas d'une seule mésaventure !
Citons encore B. Cauvin : « Still lui même dira (plus certainement pour se protéger des attaques médicales) ne pas chercher particulièrement le crack articulaire. » Tout d'abord, rendons à Still ce qui lui revient. Il dit expressément ne pas chercher le craquement articulaire dans deux extraits de Recherche et pratique :

« Un homme conseille de tirer tous les os que vous essayez de corriger, jusqu'à ce qu'ils ‛craquent'. Ce ‛craquement' n'est pas un critère auquel se fier. Les os ne craquent pas toujours quand ils se remettent en place, pas plus que le craquement ne signifie qu'ils sont correctement ajustés. En tirant sur votre doigt, vous entendrez un bruit soudain. La séparation brutale et forcée des extrémités des os formant l'articulation provoque un vide, et l'air pénétrant dans l'articulation et remplissant ce vide produit ce bruit sec. Voilà tout simplement l'explication de ce « craquement » auquel le patient accorde une telle importance qu'il est pour lui la preuve que la correction est réussie. L'ostéopathe ne devrait pas encourager cette idée chez son patient comme étant la démonstration que quelque chose est accomplie. » (Recherche et pratique, § 83, p. 42.)

Et plus loin :

« Je désire exprimer clairement qu'il existe de nombreux moyens pour ajuster les os. Et lorsqu'un praticien n'utilise pas la même méthode qu'un autre, cela ne démontre aucunement de l'ignorance criminelle de la part de l'un ou de l'autre, mais simplement deux moyens différents pour obtenir des résultats. Un habile mécanicien possède plusieurs méthodes par lesquelles il peut parvenir au résultat désiré. Un point fixe, un levier, une torsion ou la force d'une vis, peuvent être utilisés par tous les mécaniciens et le sont effectivement. Le choix des méthodes doit être décidé par chacun, et dépend de sa propre habileté et de son jugement. Un praticien est droitier, un autre gaucher. Ils choisiront différentes méthodes pour accomplir la même chose. Chaque praticien devrait utiliser son jugement personnel et choisir sa propre méthode pour ajuster tous les os du corps. Le problème n'est pas d'imiter ce que font avec succès quelques praticiens, mais de ramener un os de l'anormal au normal. » (Recherche et pratique, § 91, p. 44).

Voilà qui semble très clair. Mais cela ne perturbe pas Benoît Cauvin qui note (entre parenthèses – petite allusion sournoise et diffamatoire...) : « plus certainement pour se protéger des attaques médicales » Faut-il qu'il y tienne à son craquement, pour ne pas parvenir à simplement reconnaître ce que lui dit Still : « Il y a d'autres méthodes que le craquement pour libérer les articulations » en préférant dénaturer et minimiser les propos de Still en leur donnant de fausses et stupides motivations !
Voilà qui, en plus, démontre que notre auteur ne connaît vraiment pas Still. S'il est un homme qui s'est toujours moqué des attaques médicales, c'est bien lui ! Il suffit, pour s'en convaincre de lire Autobiographie et Philosophie de l'ostéopathie. Still n'a jamais hésité à « monter au créneau » pour affirmer ses idées et convictions, y compris contre l'institution médicale. Ce qui lui a d'ailleurs valu pas mal d'ennuis...

Alors, l'ostéopathie, un simple reboutement ?

D'après l'article de B. Cauvin, on pourrait conclure que l'ostéopathie n'est finalement que reboutement. C'est vraiment méconnaître les fondements mêmes de l'ostéopathie dont l'ambition est nettement plus élevée. D'ailleurs, il suffit de considérer un peu l'histoire pour nous rendre compte qu'il a existé dans le monde, à différentes époques, des praticiens, rebouteux ou autres, particulièrement habiles, disposant d'un savoir-faire qui a aidé nombre de patients venus les consulter. Mais parmi eux, qui a laissé à la postérité, un système comparable à l'ostéopathie ? Aucun. La question mérite pourtant d'être envisagée...

Ce qui différencie l'ostéopathie de ces thérapies et techniques, c'est qu'elle se fonde sur des concepts philosophiques. Ces différents praticiens, faute d'un concept pour orienter, guider leur savoir faire, n'ont pas produit de systèmes cohérents qui les chapeautent. Leurs systèmes n'avaient pas de fulcrum. Still a eu l'intuition de cela et s'est acharné à développer une philosophie sur laquelle fonder l'ostéopathie. Il a trouvé et utilisé la philosophie évolutionniste de Spencer qui lui a servi de fulcrum et l'ostéopathie est encore vivante, malgré toutes les vicissitudes et les trahisons qu'elle a dû affronter.

SpencerHerbert Spencer

L'ambition de l'ostéopathie dépasse donc largement le cadre du reboutement. Sa philosophie n'est pas ordinaire. Elle exige des praticiens qu'ils acceptent de se hisser plus haut que la simple qualité d'homo sapiens. Elle nous pousse à dépasser nos petites classifications terre à terre, elle nous pousse à la transcendance. Pour les praticiens que nous sommes, c'est un challenge de chaque instant. Bien entendu, tout le monde n'est pas désireux ni peut-être capable de relever ce challenge et de se transcender. Alors, une formule permettant de se donner bonne conscience consiste à tenter de rabaisser l'ostéopathie à un niveau de réalité particulièrement terre à terre, et de tenter d'en faire au mieux une kinésithérapie (vaguement) améliorée.

Quelle ostéopathie voulons-nous ?

Sommes-nous donc devenus si petits, que nous ne soyons plus capables de discerner la grandeur de nos maîtres au point de les rabaisser ou de renier les fondements qu'ils nous ont transmis ? Les ostéopathes dépensent un temps et une énergie considérables à ne pas être ce qu'ils sont et à paraître ce qu'ils ne sont pas. Ainsi, même si Still a utilisé le reboutement comme outil pour parvenir aux résultats cliniques qu'il désirait atteindre, réduire l'ostéopathie à du reboutement est vraiment lui faire injure. Cela démontre un incompréhension ou une pure et simple méconnaissance des fondements et objectifs de l'ostéopathie.

En ces temps difficiles pour l'ostéopathie, il me semble essentiel d'éveiller ou de réveiller nos consciences quiescentes d'ostéopathes et de pousser les ostéopathes à décider quels praticiens ils veulent être et quelle ostéopathie ils désirent pratiquer et voir reconnue. Cela ne peut évidemment se faire en dévalorisant nos devanciers et les concepts qu'ils nous ont transmis, mais en les respectant et en cherchant à analyser leur message essentiel pour mieux l'actualiser.

Bibliographie

bulletGeluck Philippe : Le Chat, Paris, Casterman.
bulletStill, Andrew Taylor, 1998. Autobiographie. Sully, Vannes, 362 p., ISBN : 2-911074-08-4.
bulletStill, Andrew Taylor, 2001. Ostéopathie, recherche et pratique. Sully, Vannes, 314 p., ISBN : 2-911074-29-7.
bulletStill, Andrew Taylor, 2003. Philosophie de l'ostéopathie. Sully, Vannes, 320 p., ISBN : 2-911074-64-5.
bulletStill, Andrew Taylor, 2009. Philosophie et principes mécaniques de l'ostéopathie. Sully, Vannes, 370 p., ISBN : 978-235432-037-9.
bulletTrédaniel Christian 1998 : Histoire du reboutement, Guy Trédaniel, Paris, 240 p., ISBN: 2-84445-037-7.
bulletTrowbridge, Carol, 1999. La Naissance de l'ostéopathie. Sully, Vannes, 292 p., ISBN : 2-911074-16-5.