Cet ouvrage est sans doute le livre de Still le moins connu : il rassemble la présentation philosophique correspondant à ce qui est développé dans Philosophie de l'ostéopathie, et l'exposition des principes mécaniques appliqués aux différentes régions du corps, notablement raffinés dans Ostéopathie - Recherche et pratique. La date de copyright semble suggérer que Philosophy and Mechanical Principles of Osteopathy aurait été écrit en 1892. Or cette année correspond à la création du collège de Kirksville. Bien que Still n’en dise mot, on peut penser que l’ouvrage a été écrit (au moins en partie) à l’intention des premiers étudiants et que Still lui assignait une place importante dans l’enseignement et la propagation de l’ostéopathie naissante. Pourtant, ce livre ne fut publié, nous dit Carol Trowbridge, qu’en 1902 puis mystérieusement retiré de la publication, sans explications. Dans son récent ouvrage Interface (Stilness Press, 2006), Paul Lee, nous dit que Still reconsidéra la diffusion de ce livre dès qu’il fut publié et rappela tous les exemplaires qu’il put reprendre, pour, dès ce moment, ne le proposer qu’à des personnes soigneusement triées. Il nous dit également que « sa famille tint ce livre secret jusqu’à ce que sa petite fille, Mary Jane Denslow (avec l’approbation des autres membres de la famille, notamment le petit fils de Still, Charles E. Still, Jr), aidée de deux praticiens ostéopathes, décide de le republier dans sa forme originale, en utilisant des techniques de reprographie photographique. » C’était en 1986.

Spéculations
Les spéculations abondent sur les raisons qui poussèrent Still à retirer ce texte de la circulation. Il se peut que certaines informations proposées dans cet ouvrage aient paru trop radicales ou trop incendiaires ou bien qu’il ait semblé divulguer des « secrets trop personnels. » En tant que traducteur et connaissant bien les ouvrages et l’histoire de Still, je pense possible d’invoquer plusieurs raisons.
  • La première pourrait tenir au fait que certaines théories développées par Still ont rapidement été démontrées comme fausses ou bien se sont trouvées à contre courant par rapport aux découvertes médicales et scientifiques de l’époque. La fin du dix neuvième siècle et le début du vingtième sont en effet une période extrêmement fertile en découvertes concernant notamment les maladies infectieuses, certaines de ces découvertes allant à l’encontre des théories stilliennes sur l’origine et sur leurs mécanismes de propagation et de développement.
  • Une autre raison peut tenir à certaines théories explicatives concernant la sphère digestive et les maladies de la femme, reposant particulièrement sur le rôle des épiploons, théories qui ne sont reprises dans aucun autre ouvrage publié de Still, ce qui tenterait à montrer qu’elles ne furent pas validées par l’expérimentation à grande échelle ou par les découvertes physiologiques de l’époque.
  • On peut également évoquer l’aspect particulièrement polémique pour ne pas dire batailleur des propos de Still à l’égard des médecins de son temps et de leurs méthodes qu’il n’hésite pas à pourfendre dès que l’occasion lui en est donnée. Il n’a sans doute pas tort mais l’ostéopathie naissante, en mal de reconnaissance n’avait pas besoin de privilégier une telle agressivité.


Présentation de l'ouvrage

Après l’introduction, Still nous parle des matières importantes pour l’ostéopathe (chapitre 1), de certaines substances et systèmes corporels envisagés sur un plan général (2), de la mission du médecin et de l’homme divisé en cinq parties (3). Il analyse ensuite les différentes régions du corps et leur traitement : tête, face et cuir chevelu (4), cou (5), thorax (6), diaphragme (7), abdomen (8), bassin (9), puis il nous parle des fièvres (10), du concept biogène (11), de la variole (12), de l’obésité (13), du cérumen et de son utilité (14), des convulsions (15) et enfin de l’obstétrique (16).
Une nouvelle traduction
En 2001, sur la lancée de mon projet d’académicien « L’union à la source », je venais de traduire Autobiographie, Philosophie de l’ostéopathie et de réviser la traduction de Recherche et pratique lorsqu’une première traduction de Principe Mécanique fut publiée chez Frison-Roche, par un autre traducteur. Je me suis vraiment réjoui à la pensée du travail évité et surtout à l’idée de connaître Still traduit par un autre.

Déception

Malheureusement je fus particulièrement déçu par cette traduction, estimant que sa médiocre qualité, non seulement ne rendait pas hommage au génie de Still ni à l’originalité de l’ostéopathie, mais les desservait véritablement. Je m’en suis expliqué dans la critique du livre parue dans la revue Apostill, n° 9. Cette désillusion me poussa à terminer ma propre traduction de Biogen, que j’avais commencée, et à l’adjoindre à la nouvelle édition de Philosophie, parue en 2003. Mais, je restais sur un sentiment d’incomplétude et d’injustice par rapport à Still et c’est pour cette raison que j’ai finalement décidé de terminer ma propre traduction et de la publier, en prenant soin d’y ajouter des notes explicatives qui me semblent indispensables à la compréhension des propos de Still.

Une autre époque et un autre lieu

Sans vouloir représenter ce qui l’a déjà largement été (voir notamment les préfaces française des traductions d’Autobiographie et de Philosophie de l’ostéopathie – édition 2003), il me semble encore et toujours indispensable de rappeler le contexte de l’époque et du lieu de la naissance et du développement de l’ostéopathie. Ces éléments sont nécessaires pour procéder aux ajustements qui s’imposent afin de ne pas rejeter d’emblée tout ce qu’écrit Still.
Jusqu’à la fin du dix neuvième siècle on peut considérer qu’il existait aux USA deux types de médecine. Celle enseignée et pratiquée dans l’Est du pays, c’est-à-dire dans les régions les plus développées socialement, industriellement et intellectuellement, correspondant à peu près à la médecine enseignée et pratiquée à la même époque dans les pays développés d’Europe. Et celle du Middlewest américain, pratiquée dans les régions pionnières, une médecine inefficace et dangereuse plus proche des descriptions de Molière que de la médecine actuelle. Still appellera les pratiques de ce temps médecine de l’à-peu-près, ou du viser-rater. Il fallait des individus solides pour résister aux traitements qui leur étaient imposés, au point que cette médecine fut nommé Médecine héroïque !

Les connaissances de l’époque
L’évaluation des connaissances médicales du temps est également indispensable pour comprendre les propos que Still tient dans Philosophie et principes mécaniques. Nous sommes dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ignace Semmelweis (1818-1865), obstétricien hongrois, a découvert l’origine infectieuse de la fièvre puerpérale et préconise l’asepsie, mais il est combattu par les médecins de l’époque et ses travaux ne sont pas diffusés. En France, Claude Bernard (1813-1878) vient de jeter les bases de la médecine expérimentale, fondement de la médecine actuelle. Louis Pasteur (1822-1895) et ses travaux commencent seulement à être reconnus. En Angleterre, Joseph Lister (1827-1912) lutte pour imposer la notion d’asepsie, En Allemagne, Robert Koch (1823-1910) découvre le bacille de la tuberculose (1882), aboutissant à la découverte de la tuberculine.
Toutes ces recherches qui constituent le point de départ de la médecine scientifique moderne, ne sont peut-être pas encore connues de Still, ou bien la méfiance qu’il a développée à l’égard de tout ce qui est médical le rend très circonspect à leur égard. Il raisonne donc à partir de son niveau de connaissance en anatomie et en physiologie et formule des hypothèses par rapport à ce qu’il observe ou aux résultats qu’il obtient. Dans beaucoup de cas, nos connaissances d’aujourd’hui sont venues invalider ces hypothèses, apportant d’autres explications. Pourtant, le bon sens, la faculté d’observer, l’aptitude à résoudre les difficultés et les résultats obtenus nous obligent à admettre que malgré cela, l’ostéopathie demeure une approche véridique et efficace, même si Still nous déroute souvent.

Sur le recul ?

On peut également être surpris de l’attitude de Still face aux avancées des sciences médicales de son temps. De la part d’un homme qui a toujours été favorable au progrès, cette attitude étonne. N’écrivait-il pas dans l’Autobiographie : « Mon père était un fermier progressiste, et il était toujours prêt à laisser de côté un vieille charrue s’il pouvait la remplacer par une autre mieux adaptée à son travail. Durant toute ma vie, j’ai toujours été prêt à acheter une meilleure charrue » ? 1 Il est probable que les raisons profondes expliquant une telle attitude sont multiples et diffuses. Pour Still, le danger principal de la recherche médicale, vient de l’assimilation de tous les nouveaux aspects apportés en un tout : mélange de la physiologie avec les autres disciplines telles que la pharmacologie. Or, on sait à quel point il a toujours été hostile à l’utilisation des drogues : « j’ai appris que les drogues sont dangereuses pour le corps et que la science de la médecine n’est – comme l’admettent certains grands praticiens –, qu’une hypocrisie. » 2 Il ressentait donc un danger à accepter ce que pouvaient apporter les développements médicaux de l’époque avec le risque de voir s’émousser l’identité, l’originalité et la pureté de l’ostéopathie. Les difficultés actuelles de l’ostéopathie américaine nous prouvent la justesse de son pressentiment.

Enfin, n’oublions pas que malgré la grande ouverture d’esprit dont il fit preuve toute sa vie, Still est septuagénaire lorsqu’il écrit ces textes. L’accumulation des certitudes amassées au cours d’un long exercice professionnel couronné de nombreux succès lui a donné une conviction absolue quant à la véracité de ses théories. De plus, ces certitudes ont été acquises dans la souffrance, face à un ostracisme médical et religieux difficile à imaginer. Cela, associé à sa personnalité peu encline à la souplesse et au compromis et à la rigidité que confère souvent l’âge, nous permet de comprendre que les propos ne soient pas mesurés. Si nous parvenons à réajuster ce décalage relié à l’époque, il est merveilleux de constater que la philosophie de l’ostéopathie demeure aujourd’hui valide, totalement.


L’accent mis sur la philosophie

On peut s’étonner également de l’importance que Still accorde à la philosophie. Nous devons pour cela ajuster nos propres concepts concernant le mot même de philosophie. Précisons que l’idée de philosophie pour un américain et particulièrement pour Still, n’a pas grand chose à voir avec celle que nous en avons. Quand nous pensons philosophie, nous assimilons immédiatement ce terme au contenu des cours de philo de terminale, de grande valeur, sans doute, mais présentés de manière tellement rébarbative, si peu en prise avec les préoccupations du monde que nous vivons que nous nous en sommes détournés, parce que nous n’en percevions pas l’utilité pratique. À l’évidence, l’Éducation Nationale n’a pas encore remarqué que les préoccupations d’un adolescent d’aujourd’hui sont fort éloignées des pensées des philosophes, même les plus grands, des siècles passés et qu’à 17 ans, on veut que ça bouge, on veut du concret !

Pour un américain en général, et pour Still en particulier, le terme de philosophie prend une toute autre acception : il s’agit d’une véritable manière d’envisager la vie, concrète et surtout pragmatique. L’efficacité s’impose. Les conclusions sont tirées de l’observation du vivant, par opposition à une réponse spéculative à un questionnement théorique comme est la philosophie antique grecque telle celle à laquelle nous sommes habitués.

Pour profiter de la lecture de Still et de sa philosophie, quelques conditions s’imposent donc. Il faut notamment parvenir à lire entre les lignes ce qui tente de s’exprimer sous une terminologie, des préjugés, des aspects techniques d’un autre temps, d’une autre culture. Beaucoup se sont découragés en entamant la lecture de ses ouvrages. Ils se sont heurtés à ses conceptions d’un autre âge, à son style souvent pompeux, parfois emphatique, truffé de métaphores, exprimées en phrases interminables. Pas facile de passer outre. Pourtant, le fonctionnement du vivant n’a pas changé en 100 ans et nos patients et nous-mêmes savons que l’ostéopathie fonctionne…

De l’utilité d’une telle publication

Très marqués par leur époque, les écrits de Still datent. De plus, en cent ans, les connaissances de base sur l’homme et la médecine ont évolué à une vitesse vertigineuse et nos consciences également. On peut dès lors légitimement se demander si traduire et lire Still aujourd’hui peut être nécessaire ou même présenter quelque intérêt. Il me semble que oui, pour plusieurs raisons.
J’y vois tout d’abord l’intérêt de connaître l’homme. C’est en côtoyant étroitement une personnalité que l’on parvient à discerner quelques unes de ses mille et une facettes. Un personnage disparu ne peut être connu que par les écrits qu’il a laissés et les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé.

L’inconvénient des témoignages est qu’ils nous imposent le point de vue d’intermédiaires. Seule la lecture de ses écrits nous met en contact direct avec un être et sa complexité. Elle devient un moyen privilégié pour nous forger une opinion personnelle sur l’homme et son œuvre, sans intermédiaire.
Par ailleurs, selon notre état du moment, notre maturité ostéopathique et humaine, notre avancement personnel, en un mot notre état de conscience, nous sommes sensibles à tel ou tel aspect présenté par l’auteur. La résonance change avec notre état d’être, d’où l’intérêt de lire Still mais également de le relire au fur et à mesure que nous évoluons. Comme le fait remarquer F. Peyralade à propos de l’Autobiographie dans une interview publié dans la revue ApoStill, « Le livre de Still est un peu comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry. On peut le lire enfant, on peut le lire quand on débute dans la profession et on peut encore le lire vers la fin de son activité professionnelle. On retrouvera encore et toujours des choses essentielles. » Ainsi, les multiples facettes de la personnalité de Still ne sont pas toutes perceptibles ni compréhensibles au premier abord. Il faut y revenir, souvent. Lecture et relecture sont le seul moyen de saisir vraiment son essentiel qui s’exprime fréquemment « entre les lignes » plus que dans le discours direct.