La première édition de cet ouvrage date de 2003. Cette nouvelle édition a été entièrement revue et corrigée. En vingt années, même si les fondamentaux de l’approche sont restés stables, beaucoup de changements sont intervenus suivant en cela l’évolution de la pratique et des formations données depuis cette époque.

Préface 2003

J’ai très longtemps hésité avant d’écrire ce livre. Il m’a tout d’abord fallu le temps de parvenir à la sensation d’avoir atteint une maturité personnelle suffisante, accompagnée de la faculté d’exprimer clairement mes idées :

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

(Boileau, 1674, Livre 1)

Il faut du temps pour arriver à cela. C’est une réelle alchimie, nécessitant présence, observation, patience, persévérance, qualités qui ne m’étaient pas forcément inhérentes et que j’ai dû développer en chemin.

L’ostéopathie, c’est la vie

Apprendre l’ostéopathie, c’est apprendre la vie. Comme la vie ne s’apprend vraiment qu’en la vivant, j’ai appris l’ostéopathie en même temps que j’apprenais la vie : en la vivant d’abord quasi inconsciemment, puis avec de plus en plus de conscience. Mais le parcours n’est guère balisé, et le voyage pas toujours confortable. Je me sens à ce propos tout à fait proche de l’état d’esprit d’Andrew Taylor Still :

« Colomb dut se lancer, naviguer longuement et affronter beaucoup de tempêtes parce qu’il ne disposait pas de l’expérience écrite d’autres voyageurs pour le guider. Pour l’orienter il n’eut que quelques morceaux de bois flottant, différents de ceux de sa région. » (Still, 1998, 24.)

Sur ce parcours, il y eut de nombreux essais parfois – souvent – infructueux, de nombreuses spéculations soumises à vérifications validantes ou invalidantes, de sorte que je fais mienne cette déclaration de Rollin Becker :

« L’apprentissage de la science ostéopathique ne se fait pas selon des directions précises ; c’est un chemin d’expériences, une voie d’évolution. En développant ma pratique, je me suis fourvoyé dans toutes les impasses possibles et imaginables. J’ai lutté de nombreuses fois pour retourner sur la route principale, pour finalement découvrir que j’étais dans une autre impasse. J’ai fait toutes les erreurs possibles, et j’en ferai certainement d’autres avant d’en avoir terminé. Le Dr Sutherland, lui-même, lucide jusqu’aux derniers jours de sa vie, apprenait encore la science de l’ostéopathie, développant de meilleures moyens pour y accéder. C’est un beau voyage. » (Becker, 2012, 289-290.)1

En cours de route, j’ai bien vite découvert que je n’étais pas le seul à rencontrer des difficultés. Beaucoup de mes congénères en exprimaient d’analogues. J’ai commencé à vraiment progresser lorsque j’ai compris que la vraie question, c’est la vie, et que l’ostéopathie étant incluse dans la vie, le meilleur moyen pour la comprendre, c’est de comprendre la vie. Alléchant programme ! Ambitieux programme ! Difficile programme ! À mes questions, les réponses obtenues étaient le plus souvent sous forme de « y a qu’à… » ou « faut que tu… », surtout beaucoup de « faut surtout pas… » Recettes, dogmes, interdits, tout sauf la vie ! Avant de parler de l’ostéopathie, je vais donc parler de la vie ou plus exactement de ce que j’en comprends, avec la conscience des limites de cette compréhension, mais également de son utilité, validée par presque trente années de pratique professionnelle, et quinze années d’enseignement.

Transmettre

Dans Manhood of Humanity, Alfred Korzybski, le père de la sémantique générale2, évoque une caractéristique spécifique à l’homme qui le distingue des autres espèces animales : la capacité potentielle de chaque génération humaine à commencer (approximativement) là où s’est arrêtée la génération précédente, et qui fait que nos enfants n’auront pas à réinventer le feu, la roue, l’eau chaude, les ordinateurs, etc. Il écrit :

« Une analyse fonctionnelle, libérée des anciennes suppositions zoologiques et mythologiques, a montré que les humains, dotés du système nerveux le plus développé, se distinguent spécifiquement par l’aptitude, d’une personne ou d’une génération, à commencer là où la précédente s’est arrêtée. J’ai nommé cette aptitude essentielle le time-binding. Ceci ne peut être accompli que par une classe de vie utilisant des symboles comme moyens de time-binding. Une telle aptitude repose sur, et nécessite, de ‘l’intelligence’, des moyens de communication, etc. À ce niveau fondamentalement humain d’interdépendance, le time-binding conduit inévitablement à des sentiments de responsabilité, de devoir envers les autres et le futur, et par conséquent à une forme d’éthique, de morale, et à des réactions sociales et/ou socio-culturelles semblables. » (Korzybski, 1950, 1.)

Ne pas transmettre, c’est interrompre une chaîne, empêcher ou en tout cas ralentir un processus évolutif de toute manière inéluctable.

Problèmes de transmission

Transmettre, donc, m’apparaît essentiel. Mais mon expérience d’enseignant m’a appris que ce n’est pas si facile. Un problème majeur est l’altération : chaque fois qu’une information est transmise, elle est altérée, par celui qui la transmet comme par celui qui la reçoit. Il s’agit d’une simple constatation. Il y a là un phénomène, et il semble inéluctable. Nous devons donc faire avec, tout en essayant, puisque nous en sommes conscients, de le minimiser. Dans les civilisations moins développées que la nôtre, une large part de la transmission de la connaissance se faisait oralement. Nous pourrions donc penser qu’il peut en être encore ainsi de nos jours. Ce serait méconnaître le fait qu’aujourd’hui, le savoir à transmettre, et l’outil de transmission – le langage – sont devenus très diversifiés et donc particulièrement complexes.

À partir de ce constat, il convient de réfléchir et de mettre en place des moyens permettant de réduire le plus possible les effets inhérents à la transmission de l’information. Il me semble que malgré ses imperfections, la transmission écrite demeure le meilleur système : à celui qui veut transmettre, l’écrit donne le temps suffisant pour élaborer, construire, ordonner, corriger, avant de délivrer ; à celui qui reçoit, l’écrit fournit une source stable, persistante, à laquelle se référer en toutes circonstances en cas de doute. Enfin, l’écrit limite l’altération inhérente à la transmission : une information transmise de bouche-à-oreille s’altère à chaque transmission ; la référence à une source unique ne conduit qu’à une seule altération pour chaque personne qui s’y réfère.

Transmettre sans figer

L’autre risque de l’écrit, c’est de figer. L’écrit devenant référence, il devient vite matière de choix à l’esprit rigide assoiffé de dogme. L’intention qui sous-tend mon acte d’écrire ne comporte aucune idée de rigidité. L’intention est de fournir un jalon, un repère dont je connais la fiabilité et qui pourra, je l’espère en tout cas, servir à d’autres pour tracer ce qui sera de toute manière leur propre chemin. Ayant eu à souffrir de la rigidité régnant dans ces domaines, je ne désire en aucun cas initier un nouveau dogme ostéopathique. Still lui-même fustige l’immobilisme et nous engage dans une voie évolutive : « Une fois adoptés, il est difficile de se débarrasser des anciens systèmes d’éducation, à cause notamment des habitudes des professeurs qui sont devenus enseignants en succédant à leurs précepteurs et instructeurs. Pour plusieurs raisons, ils ont suivi l’ancien système sans sourciller. Tout d’abord, il est plus facile à un jeune enseignant d’enseigner ce qu’il a appris que ce qu’il ressent comme devant être enseigné. Avant de pouvoir modifier ou suggérer un changement dans les anciennes méthodes d’instruction, le jeune homme ou la jeune femme ressent la nécessité d’une certaine expérience de la vie. Il a peur de perdre son poste et son salaire et de se retrouver catalogué comme critiqueur. Pour préserver son pain quotidien, il décide la première année de demeurer silencieux, puis les années se succèdent et il demeure silencieux, et cela devient finalement pour lui une seconde nature. […] Avec l’âge, en même temps que sa chevelure s’éclaircit, son ambition s’étouffe et en quelques années, le voilà devenu chauve et sans espoir. Il enseigne par cœur et sait comment compiler innocemment à partir d’anciennes théories. Génération après génération ce système se perpétue, qui ne donne aucune pensée novatrice au cours des âges. […] Je veux des volontaires pour mener cette révolution médicale. Nous devons conquérir avant de devenir chauves, sinon, nous ne réussirons pas. » (Still, 2009, 47.)

La palpation

Ce qui vient d’être dit concerne le savoir théorique, conceptuel, philosophique. Cependant une grande partie du savoir ostéopathique n’est pas théorique, mais expérimental et ne peut de ce fait s’acquérir que par l’apprentissage direct. Cela est particulièrement vrai pour la palpation, outil essentiel de l’ostéopathe. Rollin Becker l’exprime clairement :

« La palpation est littéralement un art que chacun doit s’enseigner à lui-même. Vous pouvez enseigner les idées, les principes et certaines des choses que vous pourriez trouver, mais à partir de là, c’est à vous de déterminer comment vous allez les transcrire dans votre physiologie corporelle et les utiliser pour comprendre la physiologie corporelle du patient. » (Becker, 2012, 291.)

La palpation échappe en grande partie au langage. Même si on peut décrire ce que l’on perçoit avec les mots, il est très difficile de rendre compte de la subtilité de l’information qu’apporte une palpation entraînée : « L’expérience immédiate de la réalité dépasse le domaine de la pensée et du langage, et tout ce qui peut être dit ne peut être que partiellement vrai. » (Capra, 1979, 43.) Par ailleurs, si le langage permet éventuellement de décrire ce que nous avons perçu, il est quasiment inopérant pour décrire comment nous faisons pour percevoir. Est-ce la raison pour laquelle ce sujet a été si longtemps laissé de côté dans l’enseignement de l’ostéopathie ? Pourtant, même à ce niveau, un savoir théorique devrait être proposé et transmis, or il ne l’est pas. Mes déboires personnels concernant la palpation m’ont amené à chercher et à trouver des solutions pratiques et à développer un modèle que mon expérience d’enseignant a validé – non pas comme vrai, ce mot étant à utiliser avec beaucoup de précautions –, mais comme fonctionnel et utile à beaucoup de praticiens. Il m’apparaît donc important de le communiquer, de le transmettre.

L’intégrité

Une autre raison essentielle qui me pousse à m’exprimer tient au décalage existant aujourd’hui entre ce qui est enseigné et ce qui est vécu dans les cabinets. Combien d’ostéopathes enseignant aujourd’hui l’ostéopathie oseraient exprimer honnêtement la manière dont ils pratiquent dans leur cabinet ? Bien évidemment, il est indispensable pour enseigner de se référer à un savoir reconnu, d’utiliser la démarche scientifique, de faire preuve de rigueur… Mais, les ostéopathes, tiraillés qu’ils sont entre la nécessité d’être crédibles face au monde médical ou scientifique, tout en vivant un concept non actuellement reconnu, tournent trop souvent le dos à leur essentiel et nous livrent une ostéopathie coupée de sa source originelle : la philosophie de Still. Nous consacrons un temps et une énergie colossaux à défendre notre crédibilité. À la recherche d’une reconnaissance du monde médical et scientifique, nous acceptons de vivre en rompant notre intégrité, en oubliant notre cohérence*. Nous sommes faillés. Nous ne vivons pas en conformité avec les concepts que nous défendons. Cela est très grave parce que cette rupture de cohérence nous ôte toute notre puissance d’êtres créateurs : « Tout système complexe, qu’il s’agisse d’une machine-outil, d’un ordinateur ou d’un être humain, doit être cohérent avec lui-même. Les parties qui le composent doivent travailler ensemble, chacune soutenant chaque action des autres. Ainsi seulement peut-on en tirer le meilleur parti possible. Si les éléments d’une machine fonctionnent simultanément en des sens opposés, cette machine se désynchronise et risque de tomber en panne. Il en va exactement de même pour les êtres humains. Nous pouvons apprendre à produire des comportements plus efficaces, mais si ces comportements ne soutiennent pas nos besoins et nos désirs plus profonds, si ces comportements nuisent à d’autres parts importantes de ce que nous sommes, nous sommes en proie à un conflit intérieur, nous perdons la cohérence indispensable à la réussite. » (Robbins, 1989, 327.) Bien qu’écrite par un non ostéopathe, cette pensée me semble particulièrement ostéopathique !

A. T. Still, John Littlejohn, William Garner Sutherland, Rollin Becker, Viola Frymann, personnages clés de l’ostéopathie étaient des êtres intègres. Ils nous ont livré ce qu’ils ont expérimenté malgré l’opposition, l’ostracisme, le rejet de leurs congénères. Et parce qu’ils ont désiré conserver leur intégrité, malgré le décalage que cela générait avec leurs congénères, ils furent découvreurs et pionniers.

L’ostéopathie, une cohérence

Carol Trowbridge, dans son livre Naissance de l’ostéopathie, John Lewis dans De l’os sec à l’homme vivant et Arthur Hildreth, dans La présence d’Andrew Taylor Still montrent que l’ostéopathie résulte de l’intégration de principes puisés par Still dans la médecine, la phrénologie, le mesmérisme, le reboutement, l’évolutionnisme, le spiritualisme et bien d’autres sans doute, qu’il a intégrés dans un nouveau corpus. Cependant, bien que résultant de l’assemblage d’éléments provenant de différents domaines, l’ostéopathie, est devenue une entité à part entière, présentant sa propre cohérence. Tous les éléments y sont intégrés et n’ont plus lieu d’exister séparément. Ainsi, bien que Still ait exercé phrénologie, mesmérisme, reboutement et médecine, il finira par refuser de considérer ces pratiques comme étant des parties de l’ostéopathie. Pour lui désormais, l’ostéopathie est une : « Certains pensent que l’ostéopathie est un système de ‘massage’, d’autres qu’il s’agit de ‘guérison par la foi’. Pour ma part, je n’ai aucune ‘foi’, je désire seulement que le fondement soit la vérité. D’autres pensent qu’il s’agit d’une sorte de chamanisme magnétique. Elle n’est rien de tout cela ; elle est fondée sur des principes scientifiques » (Still, 2017, 356.) Également : « Si, parce que je dénonce les drogues, vous me prenez pour un scientiste chrétien3 retournez chez vous, prenez une dose de raison et débarrassez-vous de telles notions. Si vous me considérez comme mesmériste, une grande dose d’anatomie pourrait chasser cette pensée. » (Still, 2017, 280.)

Ce phénomène est souvent difficile à comprendre. On pourrait penser qu’il s’agit de trahison, que Still n’est pas intègre et oublie ce qu’il a été. Je ne le pense pas. Pour moi, il s’agit de cohérence : « On utilise des filets pour attraper les poissons ; mais lorsque les poissons sont pris, ou oublie les filets. On utilise des pièges pour attraper les lièvres ; mais lorsque les lièvres sont pris, on oublie les pièges. Les mots sont utilisés pour transmettre les idées ; mais quand les idées sont saisies, les hommes oublient les mots. » (Talbot, 1984, 93). Cela nous permet également de mieux saisir le sens de certaines citations : « Nous croyons que notre maison thérapeutique est juste assez grande pour l’ostéopathie et que si d’autres méthodes y pénètrent, beaucoup d’ostéopathie devra en sortir. » (Still 2001, 23.)

« La cohérence de l’ostéopathie est sans doute l’élément majeur qui lui a permis de traverser les quelque cent années écoulées tout en demeurant bien vivante, malgré les oppositions violentes, les mauvaises interprétations, les malversations dont elle a été victime, malgré les ostéopathes eux-mêmes. Cette cohérence est un formidable fulcrum*, un point d’appui d’une stabilité à toute épreuve. Au cours de l’histoire, de nombreux systèmes ont aidé les hommes à vivre et à se soigner. Aucun ne s’est maintenu, sans doute parce qu’aucun n’a présenté une telle cohérence, une telle fidélité par rapport aux essentiels de la vie, ou bien parce que ceux qui en avaient la charge n’ont pas su maintenir la cohérence du système qu’ils utilisaient. Cela devrait nous servir de leçon. Tant que nous demeurons dans cette cohérence, nous pouvons nous épanouir et prospérer. Notre survie aujourd’hui en tant qu’individus et en tant que groupe dépend étroitement de notre fidélité et de notre attachement à cette cohérence. » (Tricot, 1998, 39.)

« Still l’indiquait déjà : ‘Tu ne dois pas craindre nos ennemis qui ont combattu chaque progrès que nous avons entrepris.’ Il faisait référence aux efforts récurrents et déployés avec détermination par des représen­tants du système de médecine allopathique pour condamner avec hos­tilité la découverte du Dr Still. Il dit : ‘Ils ne peuvent nous nuire, leurs coups ne sont que bénédictions déguisées. Notre plus grand danger, le seul danger qui peut en fait menacer le futur de l’ostéopathie réside dans les erreurs de ceux qui se prétendent nos amis’ » (Hildreth, 2020, 263.)

Difficile à expliquer

En même temps, cette cohérence rend l’ostéopathie difficile à expliquer et à comprendre, même et surtout aujourd’hui, pour quelqu’un d’extérieur. Le témoignage du Dr Smith4, dont parle Still dans son Autobiographie est à ce propos très intéressant. Après s’être fait soigner par Still, Smith lui demande d’expliquer l’ostéopathie : « Ce qu’il me dit semblait tellement éloigné de tout ce qu’on m’avait enseigné dans les écoles médicales, si complètement absurde et chimérique que je lui demandais des preuves de ce qu’il avançait. Les preuves me furent données par les quelque seize patients qui témoignèrent de leur condition lors de leur arrivée à Kirksville et de leur état consécutif au traitement. […] Laissez-moi vous dire que l’ostéopathie ne peut être évaluée que par un esprit clair et sans préjugé. Si un homme, un médecin, vient à Kirksville et entend ce qu’il entendra tout en raisonnant à partir de ce qu’il a appris dans une école médicale, la seule conclusion possible pour lui est que l’ostéopathie est une tromperie et une illusion, une gigantesque foutaise destinée à extorquer tous les mois des centaines de dollars aux malades et aux affligés. Mais, si l’investigateur se donne la peine d’approcher le problème comme s’il n’y connaissait rien (et quatre années d’expérimentation de l’ostéopathie, me permettent d’affirmer que les docteurs n’y connaissent pas grand-chose), de ne rien accepter pour acquis, de n’accepter aucune déclaration pour ou contre l’ostéopathie, mais de se contenter d’interroger une douzaine de patients en les considérant comme des hommes et des femmes sensés et non comme des hystériques, prêts pour l’asile d’aliénés ou comme des menteurs patentés, alors, s’il est homme honnête, il devra conclure, comme je le fis, qu’il existe encore des choses dans l’art de guérir qui ne sont pas connues de la profession médicale. » (Schnucker, 1991, 75.)

Difficile à transmettre

Pour les mêmes raisons, l’ostéopathie est difficile à transmettre. C’est un des problèmes majeurs que Still eut à confronter sur la fin de sa vie. D’ailleurs, en 1891, alors qu’il envisageait la création de son école, il envoya son fils Charles auprès du juge Ellison, chargé d’accorder les statuts pour ce genre d’organisme. Celui-ci refusa, répondant : « Ne vous faites pas d’illusions. Votre père a un don, mais lorsqu’il mourra, ce système disparaîtra avec lui. » (Trowbridge, 1999, 141). Still fit ce qu’il put compte tenu de la conscience des gens qui l’entouraient et de la sienne propre. Aujourd’hui, le flambeau est entre nos mains. Tout n’a pas été transmis, et de loin. C’est à nous de poursuivre. Et nous rencontrons la même difficulté : transmettre un tout indivisible. Nous ne pouvons faire autrement que de le morceler. Ce morcellement est aggravé par la vertigineuse multiplication des données concernant notre monde et la vie, intervenue depuis cent ans. Transmettre l’ostéopathie est aujourd’hui une gageure ! Le morcellement, même si les nécessités de l’enseignement y obligent, va dans une direction résolument opposée à la direction stillienne. Le risque est de voir le concept ostéopathique se diluer, perdre la cohérence qui fait sa puissance. Les difficultés des ostéopathes américains5 nous montrent ce qu’il ne faut pas faire.

Nous devons donc être particulièrement attentifs à retrouver nos sources, à nous y relier, à tenir le fil d’Ariane qui nous unit aux fondements essentiels de l’ostéopathie et de la vie. C’est le seul moyen de pouvoir réintégrer les données pour retrouver la cohérence, l’intégrité, gages de notre survie.

Soif de reconnaissance

Une des raisons majeures qui nous conduit à rompre notre intégrité vient de notre soif de reconnaissance, sociale, médicale, scientifique, et autre, qui nous pousse à agir en privilégiant d’autres critères que nos fondements, à choisir et utiliser d’autres fulcrums que les nôtres : ceux qui centrent notre cohérence. Pourtant, si nous examinons la manière dont ont agi ces Anciens, nous nous apercevons que leur comportement fut tout autre : ils ont osé affirmer ce qu’ils étaient et ce qu’ils pensaient, sans jamais accepter de compromis sur ce qu’ils estimaient essentiel. Est-il une autre manière d’exister que tel que l’on est vraiment ? Cela s’appelle intégrité, et notez bien que je n’ai pas écrit intégrisme.

Or, nous agissons bien différemment. Alors que nous désirons vivre pleinement notre vie d’ostéopathe, nous nous efforçons de ne pas prêter le flanc à la critique ce qui ne peut que nous inhiber totalement et générer de graves conflits intérieurs. À ce titre, la situation des ostéopathes en France me fait depuis très longtemps penser à celle de l’adolescent, tiraillé entre le besoin d’être reconnu par ses pairs (son père ?), et celui de vivre sa vie comme il l’entend. Face à cette difficulté, il adopte souvent des attitudes extrêmes de révolte ou de soumission. Aucune de ces attitudes ne peut lui permettre d’exister réellement, parce qu’aucune n’est juste*. Il s’agit d’attitudes réactives*. Ce conflit ne se résout complètement que lorsqu’il acquiert une maturité suffisante pour comprendre qu’il existe réellement, indépendamment de la reconnaissance des autres et qu’il se doit d’assumer seul cet état d’existence en vivant la vie qu’il veut vivre, pleinement. Il est devenu adulte. Hélas, combien d’humains parviennent à l’état adulte ?

Cette situation m’a longtemps retenu d’exprimer pleinement ce que je vis : alors que les mouvements ostéopathiques tentent d’obtenir cette reconnaissance en privilégiant résolument l’aspect scientifique de leur pratique, ai-je le droit de présenter une approche qui à l’évidence n’est pas scientifique, mais philosophique, voire spirituelle ? Ce qui m’a finalement fait prendre position, c’est cette question : si Still ou Sutherland avaient été des scientifiques selon les standards aujourd’hui en vigueur, auraient-ils développé l’ostéopathie ? Je n’en suis pas certain du tout. Par rapport aux standards ayant cours aujourd’hui, ils ont vécu le monde à l’envers : ils ont expérimenté directement la vie, avant de créer des modèles leur permettant d’expliquer ce qu’ils ressentaient ou observaient, et de les expérimenter. La manière dont ils ont procédé est aujourd’hui difficilement admise par le monde universitaire et scientifique : ils sont partis de l’expérience, ne recherchant le savoir que pour expliquer ou justifier leurs découvertes, alors que le scientifique et l’universitaire d’aujourd’hui privilégient le cheminement inverse : d’abord la connaissance puis l’expérimentation.

Globalité

L’approche de Still, les recherches de Littlejohn et la vision de Sutherland présentent une autre caractéristique : ils envisagent les choses globalement, alors que le scientifique d’aujourd’hui morcelle pour mieux peser, mesurer, classer, ce qui le place le plus souvent en totale rupture de globalité. Nous constatons journellement les effets catastrophiques que cela engendre, mettant en péril la survie des espèces vivantes – y compris les humains – et de la planète tout entière. Ainsi, la démarche d’un ostéopathe est aujourd’hui totalement anachronique par rapport aux orientations et fulcrums de notre monde. Pas étonnant que nous ressentions quelques difficultés existentielles !

Envisager les choses à la lumière du concept de globalité fait par ailleurs surgir une question évidente et prégnante : où s’arrête la globalité ? Still et Sutherland avaient une vision très large à ce propos, envisageant l’homme comme partie d’un vaste complexe ordonné : la Création. Ils avaient une vision cosmique, universelle. Certes, les modèles qu’ils ont utilisés pour l’exprimer ne nous conviennent plus aujourd’hui, mais cela ne signifie pas qu’ils se trompaient. Nous confondons trop souvent le modèle et ce qu’il tente d’exprimer, rejetant le bébé avec l’eau du bain, plutôt que de chercher l’essence des choses.

Notons également que la philosophie stillienne est profondément holistique* et éthique, le conduisant à un profond respect de l’homme, de la vie et de la Création tout entière. L’ostéopathie a cent ans ; en cent ans, l’essentiel de l’homme vivant a-t-il changé ? Je suis bien certain que non. Et Still le savait bien : « Notre science est jeune mais les lois qui la gouvernent sont aussi vieilles que le monde. » (Truhlar, 1950, 77). Ce qui a changé, ce sont les interprétations ou les explications que nous en donnons, les modélisations élaborées à la lumière des découvertes de la science et de la médecine, de sorte que l’approche ostéopathique demeure aujourd’hui aussi véridique et applicable qu’il y a cent ans. Il n’y a donc aucune raison d’abandonner nos essentiels.

Le cœur et la raison

Enfin, Still, Littlejohn, Sutherland, Becker et beaucoup d’autres grands ostéopathes qui ont transmis leur savoir, s’ils furent des êtres de raison, furent également des êtres de cœur et c’est à notre cœur qu’ils s’adressent. Notre époque, privilégiant le scientifique, le rationnel, oublie la plupart du temps le cœur, l’affinité, moteur essentiel de la vie. Or, c’est à la vie et au vivant que nous nous adressons. Cela caractérise la démarche de l’ostéopathe, la différenciant radicalement de la démarche médicale classique.

Still nous exhorte à vivre ce que nous sommes : « Notre école s’est déclarée progressiste. Nous essayons de suivre le commandement ‘Tu ne mentiras point’. Vivons ce que nous proclamons. » (Still, 2009, 48.) Il importe également que nous osions dire ce que nous vivons, sans honte ni retenue.

Finalement, le choix

Alors, pour toutes ces raisons, j’ai décidé d’exprimer comment je conçois et vis aujourd’hui l’ostéopathie. Je fais totalement miens ces mots de Hugh Milne :

« J’ai laissé de côté mes scrupules personnels à reconnaître mon intuition et la manière ‘non scientifique’ (non reproductible) dont je travaille. […] Le seul livre crânio-sacré valable que je considère utile d’écrire est celui qui explique comment, à ses niveaux les plus élevés, le travail crânio-sacré entrecroise le savoir, la perception et l’intention. S’il doit en résulter que mon ouvrage soit dévalorisé et sujet à la risée, considéré comme un chamanisme New-age, qu’il en soit ainsi. Je connais une autre vérité, une vérité poétique, non pas scientifique : c’est comme cela que les choses surviennent réellement. Comme l’écrivait Albert Einstein dans une lettre à Gertrude Warshauer : ‘À l’époque de Faraday, la spécialisation obtuse qui examine avec suffisance à travers des lunettes à grosses montures et détruit la poésie, n’existait pas’. » (Milne, 1985, 3.)

Bibliographie

1 Rachel Brooks md, médecin américain ayant étudié l’ostéopathie auprès de Rollin Becker et Anne Wales. Elle a rassemblé et édité l’ensemble des textes de Rollin Becker, en deux volumes : Life in Motion (1997) et The Stillness of Life (2000). La référence Brooks correspond donc aux textes de Rollin Becker.

2 Sémantique générale : une théorie générale de l’évaluation élaborée par Alfred Korzybski aboutissant à la formulation d’un nouveau système, dont la sémantique générale est le mode opératoire. Le travail de Korzybski met en évidence l’étroite relation existant entre la structure de nos formes de représentation (langages, etc.) et l’histoire des cultures humaines. Il constate que comme les ingénieurs utilisent un langage pour élaborer leurs constructions (le langage mathématique), ceux qui édifient les structures politiques, économiques, sociales et autres structures humaines instables, utilisent des langages (c’est-à-dire des formes de représentation) dont la structure n’est pas similaire aux faits de la science et de la vie tels que nous les connaissons aujourd’hui. En conséquence, les résultats sont imprédictibles et il s’ensuit des désastres. La sémantique générale étudie ces liaisons et propose des solutions s’affranchissant des dogmes métaphysiques, mythologiques et pré-scientifiques qui interdisent et continuent d’interdire la possibilité de détecter des erreurs fondamentales dans l’élaboration de solutions aux problèmes humains.

3 Christian Science : Église et système religieux fondés par Marie Baker Eddy, enseignant que la réalité objective de l’existence est sous-tendue par l’amour divin, et mettant l’accent sur la guérison à l’aide de moyens spirituels. Également appelée Église du Christ Scientiste.

4 Il s’agit du Dr William Smith d’Édimbourg. Représentant en matériel médical, il visitait les médecins. Il avait parié avec certains médecins de Kirksville qu’il parviendrait, grâce à un interrogatoire serré, à confondre Still, considéré comme un charlatan. Il devint enseignant d’anatomie au collège de Kirksville (Still, 2017, 199-200) et (Trowbridge, 1999, 198-200).

5 En 1997, sur les 36 000 ostéopathes licenciés en exercice, N. Gevitz estimait que seulement 3 000 pratiquaient l’ostéopathie (les autres pratiquant une médecine classique), et sur ces 3 000, moins de 500 pratiquaient l’ostéopathie crânienne (Gevitz 1997, 168-170).