Contrairement à ce qui est souvent indiqué, il ne s’agit pas de la révélation soudaine de l’ostéopathie, mais bien plus simplement de la certitude d’être sur une piste, celle qui précisément conduira à l’ostéopathie. D’ailleurs, à cette époque, Still n’a pas de nom pour le système qu’il est en train de développer. Ce nom ne semble avoir été choisi, si l’on en croit Carol Trowbridge, que dans les années 1880 :

En 1885, un professeur de l’université Baker, le Dr Sweet, vint à Kirksville pour se faire traiter par Still. Still, alors orienté vers une combinaison du grec osteon, signifiant os et pathein, signifiant souffrance, demanda l’opinion de Sweet sur le nom nouvellement choisi. Immédiatement après être rentré à Baldwin City, Sweet écrivit : « C’est le meilleur nom que vous puissiez lui donner. Il couvre le sujet beaucoup mieux que les mots allopathie, homéopathie et éclectisme. » (Trowbridge, 1999, 191).

Et en 1885, il faudra encore plusieurs années pour arriver à un concept suffisamment élaboré, clair et efficace permettant de franchir le pas de l’enseignement : le premier collège date de 1892, soit après sept années encore de recherches, de tâtonnements et d’expérimentations.

De plus, nous savons que les premiers temps de l’enseignement n’ont pas été faciles.

De l’aveu général la première classe d’ostéopathie fut à la fois une expérience et un désastre. Still découvrit que ce qu’il avait appris au cours d’une vie entière d’études ne pouvait se transmettre facilement aux étudiants dans un cours de quatre mois. […] À la fin du trimestre, Still fut horrifié de constater que l’école n’avait produit que des « bousilleurs et des imitateurs, » pas un, selon lui, n’était suffisamment compétent pour pratiquer l’ostéopathie. Bien qu’il ait décerné les diplômes aux membres de cette première classe, Still, estimant insuffisante leur connaissance anatomique, les exhorta à redoubler le cours. Il confiera que « seul les membres intelligents » revinrent (Trowbridge, 1999, 197).

Dans un récent ouvrage sur Still, A. T. Still, From the Dry Bone to the Living Man (De l’os sec à l’homme vivant), John Lewis écrit :

Sa première tentative pour mener une école enseigna à Still une leçon fondamentale : pour former des praticiens efficaces, il devait enseigner à ses étudiants comment penser ostéopathiquement et non pas médicalement (Lewis, 2013, 152).

Les valeurs ostéopathiques

Immédiatement après cette affirmation vient la question : « Mais qu’est-ce que penser ostéopathiquement ? » J’irais plus loin : il me semble essentiel de se (re)poser la question : « Quelles sont les valeurs fondamentales de l’ostéopathie ? » Je crois vraiment qu’aujourd’hui, plus que jamais, elle mérite d’être posée...

Et d’abord, que signifie ici le mot « valeurs » ? Dans le dictionnaire électronique (Antidote de Druide Informatique) que j’utilise habituellement, j’ai trouvé plusieurs définitions au mot valeur. J’en ai retenu une qui me semble correspondre à ce que je désirerais aujourd’hui faire passer : « Principe idéal qui sert de référence aux membres d’une communauté. Par exemple, les valeurs sociales, morales, esthétiques. » Cette définition, nous pouvons la rapprocher d’une définition du terme philosophie qui est : « Étude des principes généraux d’une branche de connaissances ou d’activité humaine. Conception générale, vision du monde ; ensemble de principes. » Sur un plan pratique, je dirais qu’une philosophie, c’est l’ensemble des valeurs fondamentales sur lesquelles nous nous appuyons pour vivre. Autrement dit, les fulcrums sur lesquels nous nous appuyons pour vivre, étudier et comprendre la vie et le vivant. Et je crois que nous pouvons encore, à ce propos, citer Lewis :

Ils [les étudiants] doivent comprendre que l’ostéopathie est, en premier et essentiellement, une philosophie. Et tout leur raisonnement sur la santé et la maladie doit être guidé par cette philosophie. La médecine se fonde sur le matérialisme scientifique ; l’ostéopathie, tout en embrassant tous les faits scientifiques vérifiables, défie l’autorité ultime de la science, déclarant ses suppositions matérialistes insatisfaisantes lorsqu’on les applique à l’être vivant. Tout l’édifice de l’ostéopathie repose sur une vérité observable, spirituelle que n’explique aucune loi scientifique connue : la nature organique lutte inexorablement pour exprimer la santé (Lewis, 2013, 152).

Spiritualité

Les fondamentaux de la philosophie de l’ostéopathie sont donnés dans Philosophie et principes mécaniques de l’ostéopathie, qui, bien que publié seulement en 1902, porte comme date de copyright 1892, précisément (Trowbridge, 1999, 249-250). Bien que Still n’en dise mot, on peut penser que l’ouvrage a été écrit (au moins en partie) à l’intention des premiers étudiants et qu’il lui assignait une place importante dans l’enseignement et la propagation de l’ostéopathie naissante (Lee, 2011, 60). Et cette place importante, elle n’est pas dans l’exposé de techniques ni de système de soin, mais bien de philosophie. De plus, on trouve dans l’évocation d’un concept que l’on ne retrouve nulle par ailleurs dans les écrits de Still, le concept biogène1 approche vitaliste qui tente de répondre à la question : « qu’est-ce qui différencie un organisme vivant d’un organisme mort ? » Le mot et le concept biogène viennent d’Elliott Coues, un scientifique spiritualiste contemporain de Still. Dans son livre Incendie sur la prairie, Zachary Comeaux fait s’exprimer Still en ces termes :

Coues était chirurgien militaire, comme je l’avais été. Il a suivi les expéditions qui ont aidé à civiliser le Sud Ouest. Il était aussi un peu biologiste et naturaliste. Dans son étude de la flore et de la faune, il a commencé à décrire la force de vie qui différencie le vivant du non vivant. Son concept biogène est parfaitement décrit et résumé dans une conférence donnée devant la Société Philosophique de Washington. À mes yeux, son idée supportait mes propres idées concernant la manière particulière de reconnaître la main de Dieu dans l’homme vivant (Comeaux, 2008, 80).

Cette conférence est aujourd’hui traduite et publiée en français (Comeaux, 2012). Il s’agit bel et bien d’idées spiritualistes. En évoquant le protoplasme, substance la plus élémentaire du vivant, voici ce que dit Coues :

Parce que si la vie est le résultat de la composition de certaines substances élémentaires, dans certaines proportions et d’une certaine manière, il y a un quelque chose de présent et d’opérant, adéquat pour produire un tel résultat, dont l’absence ou le non-fonctionnement résulte en la mort. Parce que, au moment où ces substances élémentaires identiques, combinées dans des proportions identiques dérapent et empruntent un autre chemin que l’interaction moléculaire et l’ajustement moléculaire réciproque, elles cessent de manifester les phénomènes de la vie. Qu’est-ce qui les maintient juste comme elles sont dans la vie et que ne montre jamais ni la physique, ni la chimie ? Je donne les raisons, plus loin, qui me font assumer que ce quelque chose est cette chose particulière, appelée force vitale. Cette hypothèse est a priori aussi légitime et raisonnable que n’importe quelle autre peut l’être dans le cas d’une question aussi spéculative et aussi métaphysique. Parce que tout ce qui se rapporte aux ultimes atomes de matière – à supposer qu’une telle chose puisse exister – à leur nombre, leur taille, leur forme, leur masse, la distance qui les sépare, leur mode de mouvement et leur interaction, tout cela est bien au-delà de la vérification humaine et, par conséquent, éloigné du domaine de la science exacte (Comeaux, 2012, 48-49).

Par ailleurs, la vastitude naturelle du concept ostéopathique le rend difficilement définissable avec précision. Difficulté qui a rendu la tâche d’explication du concept difficile à plus d’un ostéopathe...

Le fondement spirituel de l’ostéopathie la rend virtuellement impossible à définir. Still recourait habituellement à des explications ou descriptions, rarement deux fois les mêmes, allant du pratique au transcendant. Toutes sortes de choses allant de : « elle signifie que l’on connaît le normal dans la santé, l’anormal dans la maladie, et le processus d’ajustement de l’anormal pour le ramener à la normale »2 à « L’ostéopathie est la loi de Dieu, la loi qui maintient la vie en mouvement. »3 Parfois, de manière plus compréhensible : « Tous les mystères sont cachés dans la Nature, tous les faits sont trouvés dans la Nature, toutes les découvertes proviennent de la Nature. Alors, est-il d’autres moyens que suivre les lois inchangeables de cette Nature afin de trouver ce que vous cherchez ? L’ostéopathie est fondée sur la Nature. L’ostéopathie est naturelle. L’ostéopathie est nature. »4
La nature se comprend comme l’union du Connaissable et de l’Inconnaissable ; corps, esprit de raison [mind] et esprit de vie [spirit] unifiés par une loi dépassant la compréhension humaine. « La loi de la matière, de l’esprit et du mouvement, fusionnés par la sagesse du Divin. »5 Une divinité moins chrétienne qu’amérindienne, Créateur et création inséparables, les attitudes divergentes des races blanches et indigènes envers la nature, reflétées par les attitudes divergentes de la médecine et de l’ostéopathie concernant la maladie du corps humain : essayer de le contrôler avec un savoir limité ; ou bien humblement être attentif, apprendre de sa sagesse supérieure et s’harmoniser avec elle (Lewis, 2012, 152-153).

Désintéressement

Nous avons là également une valeur essentielle de l’ostéopathie telle que Still la concevait. Une valeur reliée à la qualité d’être plus qu’à un besoin de nature biologique. Je cite encore Lewis :

L’un des amis d’enfance de Charles Still [fils aîné de Still] Edwin Pickler, était alors receveur des postes à Kirksville. Au bureau de poste, des gens venant de tous les coins du pays parlaient ouvertement de leurs maladies et ne passait pas un jour sans que les guérisons étonnantes ne soient discutées. Edwin était frappé par la manière particulièrement unanime dont les gens évoquaient leurs traitements. Lorsque son ami George Tull lâcha son travail de photographe pour étudier l’ostéopathie, Ed décida de faire la même chose. Dès le lendemain, il rencontrait Still.
L’entrevue fut pour lui une leçon. « Tu veux faire de l’argent n’est-ce pas ? » conjectura le fondateur et Ed acquiesça. À
sa grande surprise, Still lui recommanda de ne pas s’engager, lui disant que le désir de fortune ou de statut n’était pas une bonne raison pour devenir médecin. C’était pour lui un sacrifice et une responsabilité ; « ton cœur doit être dedans, avec un authentique appel à soulager la souffrance et à être au service de ton congénère humain. » Pickler sortit de là une demi-heure plus tard avec une impression radicalement différente sur la profession qu’il s’apprêtait à embrasser et une conception de ses devoirs en tant que praticien qu’il n’oublierait jamais (Lewis, 2013, 153).

Voici également un extrait du livre de Arthur H. Hildreth (1863-1941) The Lengthening Shadow of Dr. A. T. Still (L’Ombre immense du Dr A. T. Still) qui connut Still alors qu’il était enfant et devint par la suite ostéopathe et l’un des plus fidèles supporters de Still et de l’ostéopathie. On doit à Hildreth la reconnaissance de l’ostéopathie dans plusieurs états des USA au cours des premières années.

Mes parents vivaient dans une petite ferme située à sept kilomètres au sud-ouest de Kirksville à la limite de la prairie et de la forêt. Vers l’est, c’était la prairie ; vers l’ouest, le nord et le sud, des collines et des vallons couverts de bois dans lesquels vivaient des gens habitant des cabanes disséminées ça et là, essayant de gagner de quoi vivre en cultivant de petites parcelles de légumes pendant la belle saison et en coupant et transportant du bois destiné à la fabrication de traverses de chemin de fer pendant l’hiver. Parmi ces gens, à deux kilomètres et demi de la ferme de mes parents, vivait une certaine Me Bush. Elle était malade, ce qui préoccupait beaucoup ma mère, au point qu’elle décida d’aller à Kirksville pour consulter le Dr Still à propos du traitement de Me Bush. Je l’accompagnais et cette visite fut mon premier contact avec lui.
Peu de temps après notre arrivée, le Dr Still entra dans le bureau. Après les politesses d’usage, ma mère lui expliqua la raison de notre venue et décrivit de son mieux une excroissance situé au cou de la patiente. Le Dr Still l’écouta attentivement et lui dit finalement : « En fonction de ce que vous décrivez, je suppose qu’elle a un goitre, une hypertrophie de la glande thyroïde. »
Maman dit : « Que pouvez-vous faire pour elle Dr Still ? »
Il répondit : « Je peux le faire partir. »
Ma mère lui dit alors qu’ils étaient très pauvres et n’avaient que très peu d’argent.
Le Dr Still répondit : « Eh bien son époux peut m’amener un chargement de bois non ? »
Bien que je fusse très jeune à cette époque, je me souviens très précisément de l’indicent. L’arrangement conclu, Me Bush vint voir le Dr Still et après quelques traitements, l’hypertrophie de son cou diminua pour finalement disparaître. Elle vécut encore un bon nombre d’années dans notre entourage et ne fut plus jamais perturbée par son goitre (Hildreth, 1938-1942, 2).

Compassion - bienveillance

Dans le même genre de valeur que le désintéressement, nous trouvons la compassion, elle aussi fondamentale dans l’ostéopathie telle que Still l’envisageait et qui ne fait guère partie des préoccupations majeures actuelles des professions de la santé.

Lorsqu’un homme, une femme ou un enfant me pose une question, je m’arrange pour les satisfaire. Lorsqu’une mère dit « mon enfant a mal à la gorge, » de quoi a-t-elle besoin ? Elle a besoin d’un bail plus long pour la vie de cet enfant. Puis-je trouver cela ? Puis-je m’attaquer au bon endroit pour arrêter la tendance déclinante, la lente route vers la mort sur laquelle s’engage l’enfant ? Si je peux dire, « Oui, M’dam, la gorge de cet enfant peut être soulagée et cela peut être fait grâce à l’une des lois élémentaires, aussi sages que l’Infini peut les concevoir. » Cette âme s’en va heureuse. La gorge a retrouvé sa taille normale. Mais une autre personne apparaît descendant la rue dans laquelle je me promène disant : « J’ai enterré un de mes enfants à cause de la dysenterie et l’autre saigne. » De quoi a-t-elle besoin ? Elle a besoin du mot qui soulagera cet enfant et lui permettra de poursuivre sa vie. Sais-je quel bouton apportera le soulagement ? Si je le connais et que je le touche, j’ai fait un deuxième heureux. Je fais cela et mes praticiens le font également, journellement (Still, 1998, 305).

Sur Still et sa bienveillance, voici un extrait d’un article écrit par Carl McConnell (1874-1939), également un des pionniers de l’ostéopathie :

Peu de temps après mon arrivée à Kirksville, je suis allé voir le Dr Still à son domicile. Il allait très bien et dégustait un verre d’eau. Ce qui m’a impressionné à l’époque (et cette impression ne s’est jamais démentie), c’est sa bienveillance. Après un mot de salutation gaie et informelle, il s’enquérait sincèrement de votre bien-être. En réalité, cela a toujours été une caractéristique évidente de la famille du Vieux Docteur, de Me Still, des garçons et de la fille. Si je parle de cela, c’est que, selon moi, cette évidente sincérité émanant de chacun a grandement contribué au développement de l’ostéopathie.
J’ai côtoyé pendant plusieurs années, très étroitement chacun des membres de la famille. Chacun d’eux ressentait que le succès de l’étudiant dépendait étroitement de l’assistance de la profession. Rien ne semblait les rebuter. Ils ne demandaient qu’une seule chose, et à juste titre, c’était la loyauté envers les principes de l’ostéopathie. Le temps passant, je crois que personne parmi nous ne se rend vraiment compte de ce que l’esprit de cette famille a réellement accompli. Leur parcours a été particulièrement difficile ; non pas à cause d’un manque de vision, mais bien plutôt à cause de la versatilité d’autrui (Hildreth, 1938, 1942, 358-59).

Enfin, je ne puis m’empêcher de citer un extrait de la prière d’A. T. Still, parce qu’elle illustre bien, je crois, son état d’esprit par rapport à sa fonction de praticien.

[] accorde à mes mains l’habileté, à mon esprit la claire vision et à mon cœur la bonté et la compassion. Accorde moi une intention juste, la force de soulager au moins une partie du fardeau et de la souffrance de mon prochain et une vraie compréhension du privilège qui est le mien [] (Still, 1998, 4).

Engagement, efficacité

Certains premiers étudiants furent ultérieurement conscients de la chance qu’ils avaient eue de recevoir un enseignement certes imparfait, mais pur et non-altéré. Il régnait à cette époque à Kirksville un esprit pionnier et une détermination sans faille de pratiquer l’ostéopathie au service de l’humanité. Citons ce témoignage de l’un des premiers étudiants rapportant un discours tenu par Still devant la classe :

En ostéopathie, la première étape est la confiance dans notre propre corps. L’étape suivante consiste à faire évoluer cette confiance vers une compréhension intelligente. Vous apprendrez que le corps est auto-créateur, capable de se développer, de s’entretenir, de cicatriser, de se rétablir, de se propulser, de s’ajuster, toutes ces choses par ses propres moyens. Il n’utilise que les choses qui relèvent du domaine alimentaire. Je veux marquer votre esprit dès le début de vos études en ostéopathie avec les choses que vous devez connaître si vous voulez les réussir. Premièrement, l’ostéopathie n’est pas un ensemble de mouvement [techniques] ; deuxièmement, ni l’ostéopathie ni ses applications au patient ne peuvent être servies sur un plateau. Il faut creuser et approfondir ces notions par soi-même. Troisièmement, son application aux patients doit se faire de manière raisonnée et non en suivant des règles. Les médecins ostéopathes doivent être capables de justifier le traitement qu’ils prodiguent, non pas tant aux yeux du patient qu’à leurs propres yeux.
Je ne dirige pas cette école pour enseigner à des perroquets ni pour seulement fabriquer d’autres médecins. Le monde est déjà surpeuplé de médecins qui depuis un siècle traitent leurs patients en suivant des règles plutôt que leur raison (Gravett, in AOA Yearbook, 1953, 43).

Valeurs et besoins

Il y a souvent confusion entre le concept de valeur et celui de besoin. Nous connaissons bien aujourd’hui la pyramide de Maslow6 qui hiérarchise les besoins fondamentaux de tout être humain, en partant des plus fondamentaux, physiologiquement parlant, pour remonter dans une sorte de cône hiérarchique vers des besoins de moins en moins matériels et de plus en plus reliés à la qualité d’être : besoins physiologiques (manger, boire, dormir, respirer...), sécurité (du corps, de l’emploi, de la santé, de la propreté, etc.), besoins sociaux (amour, amitié, appartenance, intimité), estime (confiance, estime et respect de soi et des autres), accomplissement personnel.

Un des besoins fondamentaux de l’humain, c’est la reconnaissance. Il est assez facile à comprendre, dans la mesure où à la question « Qui suis-je ? » je n’obtiens de réponse que par comparaison avec ce que je ne suis pas. Ainsi, nous avons d’autant plus une sensation (agréable) d’exister que nous sommes (positivement) reconnus par d’autres. C’est là que les ostéopathes n’ont pas, à mon avis, été clairvoyants.

Un peu d’histoire

L’histoire des ostéopathes en France est pour le moins paradoxale. Pour la plupart, les premiers ostéopathes ont d’abord été kinésithérapeutes. À cette époque (fin des années 1960, début des années 1970), il n’était, en effet, pas question de reconnaissance en tant qu’ostéopathes. Cela est venu plus tardivement, dans le début des années 1980 et a été marqué par la création du Registre des ostéopathes de France7 .

Je me rappelle que lors de mes études de kinésithérapie, j’avais été frappé en constatant que beaucoup parmi mes congénères étaient des « médecins ratés » (ou des « pharmaciens ou des dentistes ratés »). En disant cela, je ne prétends pas qu’ils auraient été de mauvais médecins. Non, ce que je dis, c’est qu’ils avaient raté leur entrée en médecine, pharmacie ou dentaire soit en échouant à leurs examens, soit en choisissant de ne pas les affronter. D’aucuns pourraient également penser que cette affirmation est de nature péjorative, ce qui n’est pas non plus le cas, tout simplement parce que les critères utilisés de longue date pour décider de qui sera médecin, pharmacien ou dentiste (et aujourd’hui kinésithérapeute), ne sont pas les bons. Nous le savons tous. De sorte que parmi ces « médecins ratés », il y aurait d’excellents praticiens tout à fait compétents pour cette activité, et que parmi les « médecins réussis », il y a de nombreux handicapés de la vie dont l’objectif majeur n’est pas le bien de leurs congénères, mais d’autres critères qui n’ont absolument pas leur place dans cette profession.

Parmi ces « kinés faute de mieux », certains ont vu en l’ostéopathie la possibilité d’une sorte de « rattrapage... » Je m’explique : l’ostéopathie leur permettait d’augmenter leur niveau de compétence, de transcender les limites (immenses) de la kinésithérapie et donc de satisfaire un désir de compétence et d’efficacité qu’ils n’avaient pu atteindre auparavant. Il est aussi fort possible d’imaginer que cela leur permettait également de rejoindre leur objectif premier, celui qu’ils visaient en voulant devenir médecin. L’ostéopathie leur a offert un moyen de transcender leur échec mais sans pour autant les intégrer au monde dans lequel ils n’avaient pu rentrer, d’où leur acharnement à obtenir une reconnaissance.

Malheureusement, nous constatons que pour obtenir une reconnaissance de la part du système médical et des pouvoirs publics, les ostéopathes ont été amenés à privilégier des éléments et arguments qui ne sont pas du domaine philosophique, mais du domaine scientifique. Leur besoin de reconnaissance les a conduits à mettre sous le boisseau les valeurs fondamentales de l’ostéopathie qui ne sont, par nature, pas scientifiques. Pire, ils ont rabaissé l’ostéopathie pour la mettre à leur niveau (ou au niveau du consensus dont ils cherchaient la reconnaissance) au lieu de se transcender pour se mettre au niveau de l’ostéopathie. Ils ont cherché à se couler dans le moule du système médical, moule qui à l’évidence ne convient que très partiellement à l’ostéopathie. Le résultat en est une pratique qui ne garde d’ostéopathie que le nom. Un emballage vidé de sa substance essentielle. De la poudre aux yeux. Nous retrouvons là une des caractéristiques de la société actuelle dans laquelle le plus important est ce qui se voit, l’emballage, même si le contenu ne correspond pas à ce que l’on en attendrait. Une civilisation fondée sur l’apparence. Et je ne puis m’empêcher de penser à Krishnamurti : Ce n’est pas gage de bonne santé que d’être bien intégré dans une société profondément malade.

En fait, au lieu de servir l’ostéopathie, ils se sont servis d’elle pour tenter de satisfaire leurs propres besoins de reconnaissance. Ce n’est pas l’ostéopathie qui a besoin d’être reconnue, mais les ostéopathes et ce n’est pas du tout la même chose.

Et que dire des kinésithérapeutes qui voudraient que l’ostéopathie devienne une partie de la kinésithérapie ? Voilà qui est particulièrement contre-nature et avilissant pour l’ostéopathie. Plusieurs raisons à cela. D’abord, parce que historiquement, ostéopathie et kinésithérapie n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Lorsque j’évoque l’histoire, je veux parler de l’origine américaine de l’ostéopathie, pas de son chemin en France. Ensuite parce que philosophiquement parlant (peut-on d’ailleurs parler de philosophie en ce qui concerne la kinésithérapie ?), nous savons que ce sont deux domaines différents n’ayant quasiment rien en commun, si ce n’est évidemment les fondements anatomiques et physiologiques. La confusion s’est installée en France, du fait que ce sont des kinésithérapeutes qui se sont emparés de l’ostéopathie et l’ont pratiquée dans le cadre de leur exercice de kinésithérapeutes, ce qui a conduit à ne plus discerner l’une de l’autre. Mais de là à réduire l’ostéopathie à une kinésithérapie, quelle déshonneur ! Et je m’étonne que des gens puissent tenir sérieusement et sans rougir une telle position. Soif de reconnaissance et corporatisme étroit obligent... L’autre alternative serait de hausser la kinésithérapie à la hauteur de l’ostéopathie. Mais il semble que ce ne soit pas l’objectif proposé !

Reconnaissance il y a...

La « reconnaissance » est finalement là. Mais peut-on vraiment parler de reconnaissance ? Et à quel prix a-t-elle été obtenue ? Certains pensent que c’est finalement une bonne chose, que même si la reconnaissance actuelle n’est, à plus d’un titre, pas satisfaisante, elle constitue une première étape susceptible d’améliorations ultérieures. Peut-être. Mais ce n’est pas certain, pour une raison assez simple qui tient aux motivations poussant bon nombre de jeunes à s’engager aujourd’hui dans cette voie : les mêmes que pour leurs aînés, même si le contexte est quelque peu différent. Je veux dire que comme jadis pour la profession de kinésithérapeute, on retrouve en ostéopathie des médecins, pharmaciens et dentistes et aujourd’hui des kinésithérapeutes « ratés »... Ajoutons à cela que jusqu’à un passé récent, la profession était réputée comme lucrative, ce qui peut constituer pour certains une motivation suffisante... Certes, parmi eux il en est qui réussiront à se transcender et à rejoindre les véritables valeurs de l’ostéopathie. Mais les autres ? Quelle ostéopathie concevront-ils et pratiqueront-ils ? Une ostéopathie dévitalisée (c’est un comble!), celle qu’ils ont apprise dans leurs collèges, fruits de la recherche effrénée de reconnaissance de leurs aînés. Pour ceux là, je ne prévois pas un très bel avenir...

Respecter nos valeurs

Mes propos peuvent paraître bien pessimistes. Un peu de lucidité dans l’observation des événements relatifs à l’évolution de l’ostéopathie en France ces dernières années ne permet guère l’optimisme. Pourtant, je suis persuadé que, malgré toutes ces vicissitudes, l’ostéopathie perdurera. Mais cette persistance dépend, selon moi, essentiellement de notre capacité à comprendre, intégrer et vivre ses valeurs fondamentales dans notre pratique journalière. C’est grâce à sa pratique et à ses succès que l’ostéopathie obtiendra finalement la véritable reconnaissance. Mais il y faudra du temps et cela me semble bien plus dépendre des individus et de leurs qualités propres que des institutions.

Keep it pure, boys, keep it pure.

Bibliographie

Comeaux, Zachary, 2008. Incendie sur la prairie. Pierre Tricot, Granville, 250 p., ISBN : 978-2-9509175-3-9.
Comeaux, Zachary, 2012. L’Âme de l’ostéopathie. Sous la direction de Pierre Tricot et Emmanuel Piquemal, Frison-Roche, Paris, 160 p., ISBN : 978-287671559-2.
Gravett, Hugh Henry, « Echoes from Dr. Still’s Lectures to the Class of Ninety Six, » Academy Of Applied Osteopathy, Year Book, 1948, pp. 48-51 – Traduction : Emmanuel Piquemal, janvier 2013.
Hildreth, Arthur Grant, 1942. The Lengthening Shadow of Dr. Andrew Taylor Still. Simpson Printing Company, Kirksville, Missouri, B0007F4NDI.
Lee, Paul R., 2011. Interface, Mécanismes de l’Esprit en Ostéopathie. Sully, Vannes, 368 p., ISBN : 978-2-35432-049-2.
Lewis, John, 2012. A. T. Still, From the Dry Bone to the Living Man. Dry Bone Press, Gwynedd England, 428 p., ISBN : 978-0-9572927-0-3.
Maslow, Abraham, 2008, Devenir le meilleur de soi-même : besoins fondamentaux, motivation et personnalité, Eyrolles, coll. « Éditions d’Organisation », 2008, 383 p. ISBN : 978-221253818-2.
Maslow, Abraham, L’accomplissement de soi, avec en annexe son article fondateur de 1943 sur la motivation et les besoins (A theory of human motivation), Eyrolles, coll. Éditions d’Organisation, 2004, 208 p. ISBN : 978-270813021-0.
Maslow, Abraham, Vers une psychologie de l’Être (1972), Fayard, coll. « L’expérience psychique », 1972, IX-267 p. ISBN : 978-221300411-2.
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Trowbridge, Carol, 1999. La Naissance de l’ostéopathie. Sully, Vannes, 292 p., ISBN : 2-911074-16-5.


1 Still : Philosophie et principes mécaniques de l’ostéopathie, chapitre 11.
2 Andrew Still Papers, 2009.10.791.
3 Journal of Osteopathy, Janvier 1895, 1.
4 Journal of Osteopathy, Décembre 1894, 1.
5 Autobiographie p. 230.
6 Abraham Maslow (1908-1970) psychologue américain considéré comme le père de l’approche humaniste, surtout connu pour son explication de la motivation par la hiérarchie des besoins, souvent représentée par la pyramide des besoins. Il a souligné qu’il était préférable, en thérapeutique, de promouvoir les qualités et les réussites individuelles, que de considérer les patients comme des « sacs de symptômes » (Bags of symptoms).
7 Registre des Ostéopathes de France, association à but non lucratif fondée en 1981 avec comme objectif de fédérer la profession autour d’une structure commune, à l’instar des ostéopathes des pays anglo-saxons. Les quatre membres fondateurs ont été : Régis Godefroy (1945-1992), Jean Josse (1934-1990), Robert Perroneau-Ferré et Jean Peyrière. Les statuts ont été déposés à la préfecture des Bouches du Rhône en avril 1981.