Perception ostéopathique : Proposition d’une approche rationnelle
Jean Fiore ATSA Lyon décembre 2018 Tuteur de mémoire : Cyril Clouzeau Écrire à Jean Fiore |
L’ostéopathie est aujourd’hui une actrice incontournable de la proposition de soins en Europe et en France tout particulièrement. Il n’en a pas toujours été ainsi et il n’y a pas besoin de regarder très loin en arrière pour se rappeler les moments où elle n’était pas légalement établie.
Si des millions de patients consultent chaque année en ostéopathie c’est du fait des résultats concrets de cette thérapeutique. Ce succès est le fruit d’un apprentissage rigoureux donnant accès à une grande variété d’outils de traitement et à une capacité d’écoute en adéquation avec la prétention holistique de l’ostéopathie. L’ostéopathie a vu le jour au Etats-Unis sous l’impulsion de Andrew Taylor Still (1828-1917).
L’interrelation entre la structure et la fonction, l’homéostasie, l’importance de la bonne circulation des fluides, l’unité de l’être humain sont les principes fondamentaux de la pratique mise en forme dans les ouvrages de Still comme principes mécaniques et philosophique de l’ostéopathie. A son époque Still a fondé l’ostéopathie pour proposer une offre de soins rationnelle en opposition à la médecine héroïque1 qui était le système de pensée médical le plus répandu.
On parle de médecine héroïque non pas pour désigner le courage des médecins qui la pratiquaient, mais du fait des souffrances qu’ils infligeaient aux patients. Aujourd’hui on assiste au phénomène inverse et le regard critique porté par la médecine sur l’ostéopathie est généralement orienté sur la question de l’efficacité et des risques que la pratique ostéopathique ferait courir aux patients. Il est compréhensible que l’engouement pour cette thérapie manuelle ait pressé l’État à définir un cadre légal pour la pratique et l’enseignement. Malgré cette reconnaissance au plus haut niveau, notre profession est encore en proie à une grande défiance de la part de la médecine allopathique. Il est donc impératif de proposer une évaluation rationnelle2 de notre pratique, de nos outils thérapeutiques et de notre principal outil d’investigation : la perception ostéopathique.
Il est intéressant de remarquer la grande diversité qui existe entre les ostéopathes, tant sur le mode perceptif que sur l’affinité pour certaines pratiques. Pour l’étudiant il est évident que chaque professeur a sa propre approche de la discipline ostéopathique. Cette approche est certes composée d’un ensemble de connaissances communes et basée sur les mêmes principes fondamentaux, mais force est de reconnaître que sa mise en application prend des nuances différentes pour chacun de nos formateurs. Comment pourrait-il en être autrement dès lors que notre principal outil d’investigation est éminemment subjectif ?
Dans Ostéopathie Recherche et pratique, Still écrit qu’ « il existe de nombreux moyens pour ajuster les os. Et lorsqu’un praticien n’utilise pas la même méthode qu’un autre, cela ne démontre aucunement de l’ignorance criminelle de la part de l’un ou de l’autre, mais simplement deux moyens différents pour obtenir le même résultat Chaque praticien devrait utiliser son jugement personnel et choisir sa propre méthode pour ajuster tous les os du corps. Le problème n’est pas d’imiter ce que font avec succès quelques praticiens, mais de ramener un os de l’anormal au normal. »3 Ce constat de la subjectivité perceptive est le point de départ de l’étonnement qui a présidé à la rédaction du présent mémoire. La question qui s’est imposée est la suivante :
Est-il possible de comprendre la perception ostéopathique de manière rationnelle ?
En effet bien que la perception soit une évidence pour celui qui perçoit (et encore cela est loin d’être toujours évident comme nous le verrons), il n’est pas possible de justifier un discours scientifique uniquement sur la base de l’expérience personnelle. « J’en suis sûr parce que je le sens » n’est pas une argumentation recevable rationnellement. Pour justifier sa place en tant que discipline médicale scientifique, l’ostéopathie doit fonder une épistémologie 4 qui lui soit propre et cela passe entre autre par l’étude de ses pratiques.
La recherche dont cet écrit rend compte s’est articulée en trois temps, j’ai choisi de respecter cette chronologie dans la rédaction.
Le premier temps a été consacré à la recherche d’une définition de la perception ostéopathique. Le prérequis est de définir la perception en général avant de vouloir rentrer dans la recherche de la spécificité de la perception en ostéopathie. La question de cette perception a été posée à des confrères et recueillie sous forme de témoignage pour voir si dans cette subjectivité il existe une singularité qui pourrait être représentative de notre profession. C’est ensuite les publications qui ont été interrogées. Au vu du caractère complexe du phénomène perceptif ostéopathique il est apparu utile de faire un point sur le rapport entre logique et complexité.
En effet il existe deux comportements logiques face à la complexité pour en rendre compte de manière scientifique. Le premier est le réductionnisme5 qui est le comportement le plus répandu aujourd’hui dans le monde scientifique. Le second est la pensée complexe6 telle que décrite par Edgar Morin7.
La seconde partie s’intéresse à l’analyse de la perception ostéopathique par une approche réductionniste. Il s’agit là de tenter de comprendre la perception ostéopathique en l’étudiant de manière segmentée, du déclenchement du capteur sensoriel jusqu’à son analyse en passant par son cheminement et son intégration.
Au vu de l’incapacité de cette approche réductionniste à rendre compte de l’originalité et de la singularité de la perception en ostéopathie nous proposerons en troisième partie une approche complexe (aussi appelée systémique). L’émergence permet d’apporter de la rationalité dans les tentatives de mieux comprendre les phénomènes complexes. L’énoncé d’Aristote « Le tout est plus que la somme des parties8 9 » résume le phénomène qu’est l’émergence.
1 J.M. Gueullette, L’ostéopathie une autre médecine, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2012, p. 102.
2 Est rationnel ce qui se rapporte à la raison : Le propos scientifique ou ralionnel est celui qui peut être contrôlé et compris par n’importe qui : cela ne signifie pas autre chose que le fondement d’une affirmation dans une argumentation à laquelle le lecteur a accès et dont il peut vérifier les sources et la logique.
3 A.T. Still, Ostéopathie, recherche et pratique. Vannes. SULLY. 2001. § 91.
4 Larousse, épistémologie : Discipline qui prend la connaissance scientifique pour objet. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9pist%C3%A9mologie/30520, Consulté le 30/06/2018.
5 Larousse. Réductionnisme : Tendance qui consiste à réduire les phénomènes complexes à leurs composants plus simples et à considérer ces derniers comme plus fondamentaux que les phénomènes observés. http:/Avw\Y.larousse.fr/dictionnaircs/francais/r%C3%A9ductionnisme/67363. consulté le 20/06/2018.
6 Larousse, Complexité : Caractère de ce qui est complexe, qui comporte des éléments divers qu’il est difficile de démêler. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/complexit%C3%A9/17700, consulté le 20/06/2018.
7 Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, est un sociologue et philosophe français.
8 Le tout est autre chose que l’assemblage des parties », Aristote, La Métaphysique, t.II, (Coll. Bibliothèque des textes philosophiques), Jean Tricot (éd.), Paris, Vrin, 1986, p.474.
9 A T. Still atstilI-pointing.jpg https://www.atsu.edu/museum-of-osteopathic-medicine/museum-at-stiIl. consulté le 20/06/2018.
Table des matières
Introduction
1. Décrire la perception ostéopathique
1.1. Généralités sur la perception commune
1.2. Qu’est-ce qui différencie la perception commune de la perception ostéopathique ?
1.2.1. Question à des confrères
1.2.2. Dans la littérature
1.2.2.1. La perception ostéopathique est plus qu’une palpation
1.2.2.2. Perception ostéopathique et apprentissage
1.2.2.3. Réceptivité et perception ostéopathique
1.2.3. Présence et attention en ostéopathie : le modèle de Pierre Tricot
1.2.3.1. La présence
1.2.3.2. L’attention
1.3. La perception ostéopathique : un phénomène complexe.
1.3.1. Qu’est-ce qu’un phénomène complexe ?
1.3.2. En quoi la perception ostéopathique est un phénomène complexe ?
1.3.3. Quels comportements logiques adopter face à la complexité ?
2. Approche réductionniste de la perception ostéopathique, une tentative d’objectivation
2.1. Qu’est-ce que le réductionnisme ?
2.2. Approche analytique de la somesthésie
2.2.1. A propos de la somesthésie
2.2.1.1. Anatomie, description, généralités
2.2.1.2. Fonctions
2.2.1.3. Histologie
2.2.2. Physiologie de la perception
2.2.2.1. Les capteurs sensoriels de la somesthésie
2.2.2.2. Neurophysiologie de la perception
2.2.3. Psychophysiologie sensitive et cognitive : mémoire et sensibilité
2.2.3.1. Les différents types de mémoire
2.2.4. Perception consciente et inconsciente
2.2.4.1. L’hippocampe, lieu d’interaction entre souvenirs conscients et inconscients
2.2.4.2. Influence de la mémoire subliminale sur la prise de décision à long terme
2.2.5. L’hypothèse des marqueurs somatiques
2.2.5.1. Présentation de la théorie
2.2.5.2. Comment la subjectivité alimente la perception :
2.2.5.3. Et les émotions ?
2.3. Conclusion partielle.
3. Approche systémique de la perception ostéopathique : le concept d’émergence
3.1. Définir le concept d’émergence
3.2. La perception ostéopathique, un phénomène émergent
3.3. Originalité du concept d’émergence