Livre : Principes mécaniques de l'ostéopathie - Une autre époque, un autre lieu

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Une autre époque et un autre lieu

Sans vouloir représenter ce qui l’a déjà largement été (voir notamment les préfaces française des traductions d’Autobiographie et de Philosophie de l’ostéopathie – édition 2003), il me semble encore et toujours indispensable de rappeler le contexte de l’époque et du lieu de la naissance et du développement de l’ostéopathie. Ces éléments sont nécessaires pour procéder aux ajustements qui s’imposent afin de ne pas rejeter d’emblée tout ce qu’écrit Still.
Jusqu’à la fin du dix neuvième siècle on peut considérer qu’il existait aux USA deux types de médecine. Celle enseignée et pratiquée dans l’Est du pays, c’est-à-dire dans les régions les plus développées socialement, industriellement et intellectuellement, correspondant à peu près à la médecine enseignée et pratiquée à la même époque dans les pays développés d’Europe. Et celle du Middlewest américain, pratiquée dans les régions pionnières, une médecine inefficace et dangereuse plus proche des descriptions de Molière que de la médecine actuelle. Still appellera les pratiques de ce temps médecine de l’à-peu-près, ou du viser-rater. Il fallait des individus solides pour résister aux traitements qui leur étaient imposés, au point que cette médecine fut nommé Médecine héroïque !

Les connaissances de l’époque
L’évaluation des connaissances médicales du temps est également indispensable pour comprendre les propos que Still tient dans Philosophie et principes mécaniques. Nous sommes dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ignace Semmelweis (1818-1865), obstétricien hongrois, a découvert l’origine infectieuse de la fièvre puerpérale et préconise l’asepsie, mais il est combattu par les médecins de l’époque et ses travaux ne sont pas diffusés. En France, Claude Bernard (1813-1878) vient de jeter les bases de la médecine expérimentale, fondement de la médecine actuelle. Louis Pasteur (1822-1895) et ses travaux commencent seulement à être reconnus. En Angleterre, Joseph Lister (1827-1912) lutte pour imposer la notion d’asepsie, En Allemagne, Robert Koch (1823-1910) découvre le bacille de la tuberculose (1882), aboutissant à la découverte de la tuberculine.
Toutes ces recherches qui constituent le point de départ de la médecine scientifique moderne, ne sont peut-être pas encore connues de Still, ou bien la méfiance qu’il a développée à l’égard de tout ce qui est médical le rend très circonspect à leur égard. Il raisonne donc à partir de son niveau de connaissance en anatomie et en physiologie et formule des hypothèses par rapport à ce qu’il observe ou aux résultats qu’il obtient. Dans beaucoup de cas, nos connaissances d’aujourd’hui sont venues invalider ces hypothèses, apportant d’autres explications. Pourtant, le bon sens, la faculté d’observer, l’aptitude à résoudre les difficultés et les résultats obtenus nous obligent à admettre que malgré cela, l’ostéopathie demeure une approche véridique et efficace, même si Still nous déroute souvent.

Sur le recul ?

On peut également être surpris de l’attitude de Still face aux avancées des sciences médicales de son temps. De la part d’un homme qui a toujours été favorable au progrès, cette attitude étonne. N’écrivait-il pas dans l’Autobiographie : « Mon père était un fermier progressiste, et il était toujours prêt à laisser de côté un vieille charrue s’il pouvait la remplacer par une autre mieux adaptée à son travail. Durant toute ma vie, j’ai toujours été prêt à acheter une meilleure charrue » ? 1 Il est probable que les raisons profondes expliquant une telle attitude sont multiples et diffuses. Pour Still, le danger principal de la recherche médicale, vient de l’assimilation de tous les nouveaux aspects apportés en un tout : mélange de la physiologie avec les autres disciplines telles que la pharmacologie. Or, on sait à quel point il a toujours été hostile à l’utilisation des drogues : « j’ai appris que les drogues sont dangereuses pour le corps et que la science de la médecine n’est – comme l’admettent certains grands praticiens –, qu’une hypocrisie. » 2 Il ressentait donc un danger à accepter ce que pouvaient apporter les développements médicaux de l’époque avec le risque de voir s’émousser l’identité, l’originalité et la pureté de l’ostéopathie. Les difficultés actuelles de l’ostéopathie américaine nous prouvent la justesse de son pressentiment.

Enfin, n’oublions pas que malgré la grande ouverture d’esprit dont il fit preuve toute sa vie, Still est septuagénaire lorsqu’il écrit ces textes. L’accumulation des certitudes amassées au cours d’un long exercice professionnel couronné de nombreux succès lui a donné une conviction absolue quant à la véracité de ses théories. De plus, ces certitudes ont été acquises dans la souffrance, face à un ostracisme médical et religieux difficile à imaginer. Cela, associé à sa personnalité peu encline à la souplesse et au compromis et à la rigidité que confère souvent l’âge, nous permet de comprendre que les propos ne soient pas mesurés. Si nous parvenons à réajuster ce décalage relié à l’époque, il est merveilleux de constater que la philosophie de l’ostéopathie demeure aujourd’hui valide, totalement.