Qu’est-ce qu’être ostéopathe ? - Fragmentation de l'ostéopathie

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Fragmentation de l’ostéopathie

Pour terminer, cher lecteur, vous remarquerez peut-être que j’utilise systématiquement la terminologie approche tissulaire de l’ostéopathie et non pas ostéopathie tissulaire. Tout simplement parce que l’ostéopathie n’est pas tissulaire, pas plus qu’elle n’est structurelle, crânienne, fasciale, viscérale, biodynamique, etc. L’ostéopathie est une, indivisible et globale. C’est nous qui la morcelons parce que nous ne parvenons pas à la considérer et la pratiquer dans sa totalité.

L’abandon de l’aspect philosophique de l’ostéopathie, pour des raisons, entre autres, de reconnaissance, amène à la considérer et à la vivre avec les mêmes critères que la médecine matérialiste classique, et notamment à recourir au morcellement et à la spécialisation. Aujourd’hui, on n’enseigne plus l’ostéopathie, on enseigne le crânien, le structurel, le viscéral, etc.

Or l’ostéopathie est une et indivisible parce que justement elle est une philosophie, donc une manière d’envisager l’humain dans sa relation au monde. Dire que « je pratique l’ostéopathie structurelle » ou « crânienne » ou « fonctionnelle » est incorrect, parce que cela laisse sous-entendre qu’il y a plusieurs ostéopathies, ce qui est faux. Il n’y en a qu’une, fondée sur des concepts philosophiques connus.

Relativement à cette difficulté, je recours souvent à Gregory Bateson qui compare l’étude d’un sujet complexe à l’examen d’une œuvre d’art par un visiteur de musée :

[…] qui ne parvient jamais à voir en même temps la face et le dos d’une statue ; placé derrière la statue, par exemple, il ne sera pas capable de prévoir l’expression du visage jusqu’à ce qu’il l’ait vue de face. Pour obtenir une impression complète, il lui faut tourner autour de la statue et, tandis qu’il se déplace, une nouvelle perspective s’ouvrira à chaque pas, jusqu’à ce que la combinaison de toutes les impressions mette ce visiteur en état de construire en lui-même un modèle réduit du personnage en marbre. Les choses se compliquent si l’on considère que tous les visiteurs ne vont pas au musée avec les mêmes intentions. Certains ne cherchent qu’à remporter une impression superficielle des trésors qui s’y trouvent ; d’autres veulent entreprendre des études détaillées pour se préparer à une carrière artistique ; certains veulent rencontrer des gens qui partagent les mêmes intérêts. Ainsi, selon ses intentions, chacune des personnes rassemblées autour de la statue pourrait retenir une image différente du modèle en marbre. » (Bateson, 1988, 39).

Ainsi donc, autant d’ostéopathes, autant d’ostéopathies ? Apparemment oui, mais apparemment seulement. Il serait plus juste de dire autant d’ostéopathes, autant de manières d’expérimenter et de vivre l’ostéopathie. Ce n’est pas la même chose. Et puisque nous recourons à la métaphore du point de vue, eh bien nous pouvons comprendre facilement que certains points de vue puissent donner une image ou une expérience plus complète et satisfaisante que d’autres. La distance et la hauteur, en particulier permettent de voir les choses de manière plus globale et donc de s’approcher un peu plus de la réalité concrète de ce que l’on observe. En cela, je me sens héritier de Still :

À ce stade, je désire remettre à plus tard la recherche des parties et des détails du mécanisme, et me concentrer sur une position plus élevée pour une observation générale, dans le but d’obtenir une meilleure connaissance des « comment et pourquoi » du travail de ce produit de l’esprit de l’Infini. J’ai le sentiment que vingt-cinq années de constante étude sur les différentes parties de l’homme, séparées et combinées, m’ont bien préparé à affronter le niveau supérieur dans l’étude des lois actives de la vie et à faire des recherches sur le « comment et pourquoi » des œuvres ou des défaillances de l’être (humain) dans sa totalité. (Still, 2017, 236).

Ce que je viens d’écrire pourrait paraître bien décevant aux jeunes consœurs et confrères qui sortent des collèges et leur laisser penser qu’ils ne seront jamais ostéopathes… En fait, cela dépend d’eux. Que choisiront-ils une fois sortis de leur collège ? Se contenter de ce qu’ils ont appris et de simplement faire de l’ostéopathie, ou bien s’engager comme l’ont fait leurs devanciers, dans une voie de recherche, d’étude et de croissance personnelles qui leur permettra d’accéder à l’être ostéopathe. J’aime cette citation tirée de l’ouvrage de Robert Lever, un ostéopathe anglais :

On pourrait dire que l’ostéopathie n’existe que lorsqu’elle est ’pratiquée’. Tant qu’elle ne s’enracine pas dans notre humanité ou l’humanité de ses interprètes, elle demeure une abstraction. Comme la musique, elle peut se fonder sur de la théorie, de la technique et un ’contexte’, mais à un certain moment, l’interprétation se doit d’être transformée en quelque chose de plus grand, qu’il s’agisse d’une musique qui nous parle ou d’un traitement qui pénètre et guérit. Dans le meilleur de ses traitements, chaque praticien amène à la pratique quelque chose d’unique, s’exprimant de manière totalement individuelle (Lever, 2014, 21).

Cela veut dire que l’on n’est pas du jour au lendemain ostéopathe. On accède progressivement à cet état d’être, en fonction de notre maturation personnelle, de nos recherches, de nos découvertes, de nos expérimentations. C’est le travail d’une vie.