Les limites de l’ostéopathe
Ce que je viens de décrire quelque peu longuement rend pour moi évident que mon évolution personnelle et professionnelle m’a amené à élargir considérablement les limites que j’assignais au départ à l’ostéopathie. J’en suis venu à penser que les limites de l’ostéopathie sont essentiellement celles de l’ostéopathe. Une analyse plus précise de ces limites me les fait considérer à deux niveaux différents : celui de l’être et de la conception qu’il a de la vie, du vivant, du système corporel (autrement dit, sa philosophie), et celui du faire, c’est-à-dire des outils dont il dispose ou qu’il se crée pour gérer les situations que son élargissement conceptuel peut générer.
Limites de l’être ou limites conceptuelles
Ma philosophie d’être humain (la manière dont je me conçois en tant qu’humain, en tant qu’être vivant) est le premier facteur limitant qui va borner la relation à autrui. Cela est vrai dans la vie courante, mais évidemment aussi dans la relation thérapeutique. Si j’ai un point de vue essentiellement matérialiste sur l’humain (je suis un corps physique et uniquement cela), je vais projeter ce point de vue dans mon relationnel et considérer autrui de la même manière. Les interactions complexes qui se produisent dans la relation thérapeutique seront modelées en grande partie par cela, ainsi que mon faire de praticien.
Si mon point de vue est plus spiritualiste (je ne suis pas qu’un corps, mais un être, avec un mental), cette philosophie va modeler le relationnel à autrui et donc au patient d’une manière différente.
Si je conçois un modèle comme celui de la conscience tissulaire et que je me vois comme agrégat complexe de consciences, cette philosophie va également modeler différemment mon relationnel à autrui et aux patients.
L’ouverture conceptuelle chez le praticien repousse donc les limites de ce qu’il vit ainsi que celles de l’ostéopathie. Mais cette ouverture peut également générer chez le patient des manifestations et des changements qu’il va falloir guider pour l’accompagner dans la gestion de ses difficultés. Il me faut donc développer un savoir faire en correspondance avec mon savoir être.
Limites du faire ou limites techniques
L’enseignement actuel de l’ostéopathie reste limité à une philosophie du corps. Même limitée à cela, elle permet une compréhension du fonctionnement corporel déjà nettement améliorée par rapport aux conceptions classiques. Depuis les débuts de l’ostéopathie, les outils correspondants ont été largement développés et il ne me semble pas nécessaire de les développer davantage.
Au fur et à mesure que j’ai évolué et progressé dans ma conception du vivant, de la conscience corporelle et de l’être, se sont produites des manifestations dans le relationnel praticien/patient que j’ai dû apprendre à guider pour aider le patient à mieux gérer lui aussi ce qui s’exprimait en séance.
Là aussi, plusieurs étapes se sont succédées. Il m’a fallu comprendre que si les systèmes vivants sont conscients, ils sont aussi échangeant ou communiquant, c’est-à-dire en relation constante avec leur environnement, et de là, comprendre comment ce relationnel (qui est échange d’informations) se déroule et se gère.
Cela m’a amené à la compréhension du concept de rétention qui peut s’appliquer aux niveaux physique, mental et spirituel et à créer des outils permettant de libérer ces rétentions ; des outils physiques avec les paramètres objectifs de palpation (densité, tension, vitesse) et des outils non matériels, reliés à la conscience (présence, intention et attention).
La compréhension que la conscience n’existe que dans une relation m’a permis de développer des outils d’interaction avec les consciences corporelles (dialogue tissulaire)17 et de type somato-émotionnels (la régression consciente et la technique sur les flux)18 qui sont très performants pour aider un patient à sortir d’un problème traumatique passé ou d’une difficulté relationnelle présente.
Cela étant, je ne me sens pas du tout l’âme d’un psychothérapeute. Je n’utilise ces outils que lorsque la nécessité surgit au cours d’une séance et uniquement pour aider le patient à se sortir de sa difficulté. Je ne cherche jamais délibérément à pousser un patient dans ces domaines. Je considère cela comme une intrusion, pour moi aussi choquante que certaines intrusions techniques physiques. Mais j’ai tout de même constaté que mon évolution de praticien a permis à des choses d’émerger chez les patients qui dépassaient largement les limites physiques et qu’il m’a fallu apprendre à les gérer.
J’utilise l’injonction prêtée à Still : « find it, fix it and leave it alone ». Remarquons en passant que je n’ai trouvé cette injonction nulle part écrite telle quelle dans les ouvrages de Still que j’ai traduits. Ce qui s’en rapproche le plus est cette phrase, tirée de Philosophie et principes mécaniques de l’ostéopathie :
Après que le patient lui a raconté l’histoire de la maladie, l’ostéopathe ne devrait pas passer de temps à autre chose qu’à rechercher la cause, la trouver et traiter la difformité, puis attendre quelques jours et noter les effets.19
Lorsqu’un patient a manifestement besoin d’un suivi psychologique, il faut l’orienter vers un praticien compétent en ce domaine.